En Occident, le sacré a fait l’objet d’une espèce d’« évaporation » (de la terre au ciel), ou de « distillation » (du matériel au spirituel) ; pour le dire trop schématiquement : on est passé du monde tout imprégné de sacré du panthéisme, à la capture du sacré par des divinités (les dieux du polythéisme), puis à sa « concentration » dans le Dieu monothéiste, aux dépens d’un monde désormais désenchanté et livré aux industries et entreprises humaines…
N’en déplaise aux wokes, les Occidentaux ne sont pas une race (les « Blancs ») ; l’Occident, c’est peut-être d’abord une idée portée par une passion, autrement dit une religion, une espèce de « gnosticisme » toujours latent depuis le désenchantement du monde païen. De la Gnose antique au transhumanisme postmoderne, en passant par le puritanisme et sans doute le wokisme, plusieurs courants religieux et autres « hérésies » affichent un mépris du monde, de la Nature, de la chair, du vivant – disons le mot : de la Vie [1]. Le wokisme affiche du reste clairement des caractéristiques gnostiques : rejet du monde (occidental), mauvais démiurge (le Blanc), savoir initiatique absolu détenu par les « éveillés » (woke) ; sans oublier l’activisme…
La gnose vulgaire, la gnose pour les nuls, tient dans cette formule aussi banale qu’étrange de « monde meilleur » (a better world to live in, ressassé ad nauseam par nos amis américains), dans ses deux versions aussi énigmatiques l’une que l’autre : il existe un autre monde, meilleur (« mon royaume n’est pas de ce monde ») ; ou bien alors : ce monde-ci peut être rendu meilleur, ce sera un nouveau monde (« mon royaume n’est pas encore de ce monde). La seconde, « moderne », ruinée par l’horrible XXe siècle, est recyclée au XXIe sous la forme post-moderne du meilleur des mondes réduit au progrès technique…
Mais, comme l’expose Max Weber dans sa sociologie des religions, un même rejet du monde peut inspirer des pratiques opposées : retrait, non-agir – en Orient ? – ou, au contraire, activisme débridé – en Occident ? – puisque tout est permis à l’égard d’un monde où plus rien n’est sacré ; surtout si l’exploitation de la Nature par son maître et possesseur devient source de profit. On sait que le propriétaire insouciant s’est récemment avisé que son bien se dégradait rapidement ; il se serait donc résolu à le « protéger » mais protéger la Nature c’est encore la dominer, fût-ce de manière bienveillante, mais toujours intéressée, c’est confirmer son statut de ressource exploitable, mais durablement (sustainable).
Et en guise de « gnose » (de savoir initiatique) donc, une conviction : tout a un prix ; en d’autres termes, tout nous est « ressource », mais qu’est-ce qu’une ressource, sinon justement quelque chose qui a cessé d’être sacré ? En définitive, l’Occident, ce serait tout simplement, si l’on peut dire, l’esprit du capitalisme. Et qu’est-ce, au fond, qu’une religion, sinon une théorie de la valeur, en quête de la valeur suprême ? On peut soutenir, avec quelque raison, que la valeur d’échange (l’argent) surplombe, dans sa « pureté » (l’argent n’a pas d’odeur !), toute autre valeur, plombée par l’usage « vulgaire »… De ce point de vue, c’est l’Avare, et non le consommateur dépensier, qui est « rationnel » – plus rationnel, tu meurs (de faim et de soif).
Le plus troublant (surtout pour un calviniste…), c’est que ce monothéisme de l’Argent renoue en quelque sorte avec une caricature de panthéisme païen de pacotilles : tout ici-bas à un prix, celui qu’affichent… les étiquettes, au supermarché (des chiffres, puis des codes) ! Mais tout retour du panthéisme a quelque chose de pathologique parce qu’il ignore la séparation sacré/profane du panthéisme originel authentique… Or, l’argent est à la fois tout-puissant (dans tous les sens du terme) et terriblement profane : voir dans les banquiers et autres argentiers les prêtres de la religion de l’Argent a quelque chose de comique (farcesque), sinon d’indécent.
Quoi qu’il en soit, le fameux « nihilisme occidental », sa négativité critique et autocritique [2], son gnosticisme si l’on veut, serait, paradoxalement, le secret de son activisme forcené, comme de sa ravageuse efficacité : mon royaume n’est pas (encore) de ce monde, il faut y travailler…
De leur côté, les anticapitalistes de toutes confessions livrent bataille à quelque chose que le capitalisme a sans doute déjà dépassé, toujours en avance d’un « néo ». Mieux : le capitalisme se nourrit des oppositions, on l’a bien vu avec « les idées de mai 68 » et, de nos jours, donc, avec le wokisme… Mai 68 a produit, entre autre, les deux slogans du capitalisme « post-soixante-huitard » : « il est interdit d’interdire » et « jouissons sans entraves ». Le wokisme les remet en question (surtout le premier), mais il tient toute sa place dans la montée d’un libéralisme (économique) illibéral (politiquement) et ignore la lutte des classes. L’intersectionnalité fait penser à la segmentation marketing, à ceci près que l’ancien marketing discriminant (ceux qui consomment ceci ne consomment pas cela) fait place au néo-marketing inclusif (trans).
Prochaine étape : la techno-ploutocratie globale « augmentée » par l’IA ? À suivre : le communisme de marché et la société de surveillance à la chinoise…