En effet, la technique enregistre, archive et restitue les traces laissées par les défunts, d’abord l’écrit et l’image, beaucoup plus tard (cinq mille ans après !) le son et l’image animée…
En logosphère (à l’ère de l’écrit) on enregistre leur correspondance et leurs petits papier ; en vidéosphère audio-visuelle, leurs images et la moindre de leurs déclarations. À l’ère numérique enfin, les défunts sont invités à s’exprimer d’outre-tombe au présent : « Délivrez des messages à vos proches même après votre décès » suggère le site after-me.com. Sur les réseaux sociaux, le décès n’interrompt plus l’existence sociale d’un sujet. « Lorsque quelqu’un nous quitte, il ne sort pas de nos mémoires pour autant, ou de notre réseau social » déclare un collaborateur de Facebook sur le blog officiel du site. Il est vrai que le compte Facebook ou Twitter d’un abonné décédé peut continuer de vivre, comme si de rien n’était, aussi longtemps que ses « amis » et « followers » continuent de le nourrir.
Mieux : grâce à un chatbot (robot tchatcheur) intelligent et convenablement « éduqué », sur le modèle du médium pasticheur de grands écrivains, un défunt pourra poursuivre sa participation à la grande conversation en ligne… C’est tellement « réaliste » que certains lui demandent comment s’est produit l’accident qui a coûté la vie à l’intéressé ! Et du reste rien n’interdit de remplacer aussi un vivant par son chatbot, et alors : « si votre copine vous quitte, vous continuerez à fréquenter sa Replika ; et elle sera toujours amoureuse, puisque le chatbot travaille à partir de messages précédant la rupture ». Replika est en somme le produit d’une espèce de fondamentalisme médiologique visant à remplacer le médium animé lui-même par une machine : le Verbe désincarné, la machine s’invite dans le débat.
Sinon, la technologie propose également les obsèques en live (Père-Lachaise) ; la tombe connectée ; les messages d’anniversaire post-mortem programmés ; l’ubérisation de l’entretien des tombes, aux bons soins des flâneurs nécrophiles ; le dopage du score de popularité de vos chers disparus… On ne compte plus les concerts de stars décédées via des hologrammes (que certains animent de leur vivant), ou encore les Tribute bands ou cover bands qui se contentent de singer des groupes pop célèbres. Enfin, et dans une perspective éco-nécro : métamorphoser le corps du défunt en végétal, grâce à des capsules biodégradables accueillant ses cendres et enfouies sous un arbre – ce qui revient, nous semble-t-il, à confier à la technique (et au commerce) ce que d’ordinaire la nature fait très bien elle-même, et gratuitement.
Tout progrès des technologies de l’information accroît la présence apparente des morts ; la technique tend du même coup à court-circuiter les institutions qui assuraient une médiation entre eux et nous (tel l’historien) afin d’en conserver sinon le meilleur du moins le mémorable. Désormais l’insignifiant est tout aussi prisé : parce qu’il fait plus vivant ? Chacun accède directement aux « limbes numériques » où les archives numérisées, écrites et audio-visuelles, se prêtent à la manipulation : on peut aussi désormais les faire mentir, ou mieux, émettre des fake news [1] . Le commerce avec les morts, comme celui des biens et services, se trouve à son tour « ubérisé ».
Tout cela introduit dans la relation une certaine familiarité : les morts deviennent nos « spectres familiers », ou nos « amis » au sens des réseaux sociaux. Ils participent encore, on l’a vu, à la grande conversation numérique. Mais ce qu’ils gagnent en présence (en audience et en visibilité), les défunts le perdent en autorité. More is less : présence augmentée, ascendant dégradé. L’autorité requiert en effet une subtile combinaison de distance et de proximité (le roi touche les écrouelles comme le Christ touche le lépreux), laquelle, chez les morts illustres peut s’obtenir par l’humour (noir), notamment dans les dernières paroles, ou les épitaphes : « je m’arrêterais de mourir s’il me venait un bon mot », aurait dit Voltaire à l’article de la mort. A l’évidence il fut exaucé.
**Communiquer avec nos chers disparus ?
Les traces des morts ne doivent qu’aux soins des vivants de survivre matériellement à leurs auteurs ; médiologiquement parlant : notre relation avec les morts semble relever de la transmission (à sens unique). Et pourtant on communique avec les morts…
On les interpelle et ils nous interpellent aussi, au présent. Du discours de Malraux, lors du transfert des centres de Jean Moulin au Panthéon (que l’on peut voir et entendre aujourd’hui en vidéo sur YouTube), on a surtout retenu le finale où il brise le récit pour s’adresser, en mode vocatif, au héros supplicié : « entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège… » avant de s’adresser sur le même mode aux vivants parmi les vivants, la jeunesse de France : « Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France. »
Les disparus connaissent un autre mode d’existence « en présence », la représentation, via un médium animé (un acteur) ou imaginaire (un « personnage »). Un mort de quelque notoriété survit dans ses avatars littéraires ou spectaculaires et la représentation se conjugue avec le mode d’existence technique : désormais, on peut voir et revoir (et entendre), dans son rôle, un acteur lui-même décédé ; au théâtre, des acteurs du « spectacle vivant » incarnent encore mais le plus souvent de nos jours, ce sont des spectres de fantômes qui s’agitent sur les écrans…
Les personnages de fiction collaborent du reste à la notoriété posthume de l’auteur, quitte à lui faire un peu d’ombre : on doute de l’existence du prétendu Shakespeare, pas de celle de Hamlet ; Don Quichotte et Sancho Panza sont plus populaires que Cervantès et Madame Bovary plus connue que Flaubert. Machin, sa vie son œuvre ? Pour la postérité, pariez sur l’œuvre, et si vous tenez à survivre personnellement, optez pour l’autobiographie ou le roman d’autofiction.
De leur côté, les défunts apostrophent aussi les vivants – ce que fait justement aussi feu André Malraux par vidéo interposée. Un genre littéraire mineur, l’épitaphe, leur donne la parole, même si, trop souvent, on les fait un peu trop parler… L’épitaphe n’échappe pas aux clichés édifiants qui font préférer le laconique RIP, mais c’est parfois un art subtil où le respect alterne avec la rosserie, la piété avec l’humour, et dont la concision évoque celle du tweet. En le disant comme Cyrano, spadassin, poète et amant pour le compte d’autrui, cela donne : noble : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes couchés ici dociles à ses ordres » (Léonidas) ; vindicatif : « Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os (Scipion l’Africain) ; cocasse : « Je vous l’avais bien dit que j’étais malade » (prêté à Groucho Marx).
Même facétieuses, ces inscriptions ont plus d’autorité que les paroles de l’intéressé, de son vivant.
Chronique tirée d’un article de Médium 60-61 paru sous le titre « Nos amis les morts »
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