Ces traces ne sont ni plus (ni moins) inertes que celle des vivants : entre la photographie d’un être en vie et celle d’un autre qui ne l’est plus, nulle différence, sinon que la seconde pourrait nous émouvoir davantage, mais sans rapport avec la matérialité de l’image ?
Comment alors peut-on rendre compte de la présence des morts parmi nous ?
Il est temps de s’intéresser au médium…
« Ensemble des pratiques destinées à mettre les vivants en relation avec les morts » : cela définit assez bien l’objet d’une médiologie de la mort. Mais c’est aussi, hélas, la définition que le dictionnaire [1] donne du… spiritisme ! On va devoir faire le tri.
Il est surprenant qu’une discipline positive comme la médiologie et une pratique occulte comme le « spiritisme » utilisent le même concept : « médium » ; ils lui donnent certes des significations différentes mais en partagent la double acception, celle d’intermédiaire et celle de milieu. Un Brésilien ne serait pas si surpris : dans son pays [2] on rend un véritable culte à deux Français : le positiviste Auguste Comte et le spiritiste Allan Kardec.
À première vue, le spiritisme semble radicalement anti-médiologique puisqu’il présume une communication directe immatérielle, « télépathique », entre esprits, à tout le moins entre l’esprit du défunt et celui du médium. De manière paradoxale, toutefois, le spiritisme met en œuvre toutes sortes d’appareillages, et jusqu’à la rematérialisation partielle ou totale du corps… Et d’autre part, il confie à des professionnels (des êtres prétendument doués de facultés psychiques particulières) ce que tout un chacun est capable de pratiquer à tout instant. Au fond, tout en prêtant aux morts des facultés dont ils se trouvent dépourvus, le spiritisme dresse des obstacles à la communication avec eux : le prérequis technique et la compétence spécifique du médium. On peut pourtant faire parler les morts et « communiquer » avec eux [3] sans table tournante ni médium « professionnel ».
Les traces (mortes) opèrent donc un peu comme des semences (vivantes), qui germeraient dans les âmes. Cette métaphore tirée de la culture agricole pour dire la culture intellectuelle, nous vient justement d’un mort illustre, Socrate, via un autre, non moins illustre : Platon, dans le Phèdre [4] :
« Mais celui qui possède la science du juste, du beau et du bien, dirons-nous qu’il a moins de bon sens que l’agriculteur dans l’usage qu’il ferait des semences qui sont les siennes ? » (276c). C’est dans l’âme de l’interlocuteur que l’on plante et l’on sème « des discours qui ne sont pas stériles, mais qui ont en eux une semence d’où viendront d’autres discours qui, poussant en d’autres naturels, seront en mesure de toujours assurer à cette semence l’immortalité… » (277a).
**Médiologie et spiritisme : le médium
Au fait : qui s’exprime au juste dans cette citation ? Socrate, Platon, ou l’auteur de cet article en quelque sorte « possédé » par l’un et l’autre ? En prononçant le nom d’un défunt, un vivant se trouve en effet aussitôt habité par un être auquel il prête vie, sans table tournante ni « spirite » professionnel. Car si le mode d’existence des morts est médiologique, leurs relations avec les vivants impliquent nécessairement un médium. Le médiologique rend compte du transport des idées, mais comment le médium se trouve-t-il lui-même transporté… au royaume des morts [5] ?
Socrate médiologue, non seulement s’interroge sur ce que le médium technique (l’écrit, dans le Phèdre) fait à la pensée, mais il introduit le médium animé avant et après le médium technique. Le poète inspiré est possédé par une divinité dont la Muse assure en quelque sorte la médiation et le divin Platon, pour sa part, considère que cette possession est une des formes de folie (manía) [6]. Du dieu au simple mortel enthousiasmé par le parole poétique, une médiation en chaîne articule la Muse, l’auteur, le rhapsode, éventuellement les interprètes et autres exégètes [7]…
Platon dans le Phèdre ne « condamne » donc pas l’écriture, il craint qu’elle ne fige la pensée et, ce faisant… la tue. Il anticipe en quelque sorte la « lecture » des textes par des machines – depuis on leur apprend aussi à écrire… Mais lire - ce qui s’appelle lire – l’œuvre littéraire ou philosophique d’un écrivain disparu, c’est précisément la remettre en mouvement, à nouveau : lui prêter vie. La preuve en est que l’on continue à noircir des milliers de pages pour savoir ce qu’a vraiment dit (écrit) Hegel, ou bien Heidegger, lequel ne cesse de comparaître à nouveau devant ses juges, dont certains brandissent la peine de mort (éditoriale).
« De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite (…) s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier (…) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde en puissance d’éclosion. »
Ainsi s’exprime feu Julien Gracq [souligné par nous], à propos du médium livre [8].
Répéter ou lire les paroles d’un défunt (Julien Gracq, par exemple…), c’est donc bel et bien se trouver possédé par cet être singulier qui a énoncé cette phrase singulière. Et si la pensée est comme un dialogue intérieur, il arrive qu’un mort prenne en quelque sorte la place de l’interlocuteur, parfois subrepticement. Chez les protestants, l’interlocuteur c’est carrément… Dieu !
Du reste, on est toujours possédé par ce que l’on perçoit et qui, mort ou vif, affecte notre âme. Mais qui au juste nous affecte lorsque nous sommes saisis par la beauté d’un paysage (une œuvre sans auteur) ? On ferait bien de prendre au sérieux l’étymologie du mot « enthousiasme » qui signifie littéralement la présence du divin dans un être.
Comparée à celle des morts illustres, ceux dieux, la banale existence d’un vivant, fût-il un « personnage médiatique », paraît un peu étriquée.
Mais les morts n’ont pas le monopole du mode d’existence médiologique ; on dit par exemple qu’un écrivain digne de ce nom existe dès son vivant surtout par ses livres. Certes, un auteur disparu ne donne plus d’interviews mais on peut désormais revoir celles qu’ils a données. Certes, il n’écrit plus, mais c’est peut-être mieux ainsi : tel grand écrivain n’eût-il pas été mieux inspiré de ne pas publier telle « œuvre tardive » ?
De leur côté, les vivants, à défaut d’œuvres ou d’actions mémorables, expédient de nos jours machinalement dans les limbes numériques des tweets et des selfies. Si bien que parmi nos « amis » présumés vivants, beaucoup ne sont pour nous que des traces écrites et des spectres sur un écran – qui sait, peut-être des machines ? Et s’ils ont pris soin de se doter d’une Replika, leur décès n’interrompra pas nécessairement leurs émissions… Un être sans qualité ni talent pourrait pourtant se rendre utile en accueillant un disparu plus doué que lui, ne fût-ce qu’en récitant un poème, de Verlaine par exemple : ô la mort sans plus ces émois lourds…
Faisons plutôt le pari que des morts de plus en plus vivants et des vivants de plus en plus morts vont bien finir par se rejoindre.