À force d’oublier Marx on finirait par oublier qu’il y a des dominants et des dominés. Rien n’interdit de « dialectiser » leur relation (discours de Hegel), mais reste à savoir qui, au bout du transfert de compétences, sera le serviteur le plus utile, l’humain ou la machine ?
Bien avant la machine intelligente, des penseurs de la technique dénonçaient déjà l’aliénation de l’homme à la machine ; mais si aliénation il y a, elle concerne surtout le commun des mortels, les serviteurs, et moins les maîtres et possesseurs de la technique dont elle démultiplie la capacité d’agir, de nuire et de s’enrichir. Derrière la robotcratie redoutée se cache (à peine) une technocratie. Convenons d’appeler « technocrate » tout détenteur d’un pouvoir fondé en tout ou partie sur la maîtrise d’un dispositif technologique plutôt que sur une autorité symbolique « verticale », politique ou institutionnelle : chaque fois que l’on vante la « compétence » d’un candidat à une élection, on peut être assuré qu’une technocratie se substitue au politique – contre Jupiter, cette fois, Prométhée va gagner la partie…
Parmi les variantes historiques du maître (le prêtre, l’aristocrate, le capitaliste…), le technocrate est celui pour qui la société n’est qu’un tas de « problèmes » en quête de « solution », croyance qui se colore de religiosité, chez le technolâtre, transhumaniste ou autre : « s’il existe une chose un milliard de fois plus intelligente que l’humain le plus intelligent, comment l’appelleriez-vous ? » interroge un ancien ingénieur de Google, fondateur de l’Église Way of the Future. Dépourvu de charisme, méprisant la tradition, le technocrate s’en remet à la raison, selon le triptyque wébérien des sources de l’autorité, où le rationnel algorithmique prendrait la place du rationnel légal. Le maître de l’époque n’est ni un Père (l’autorité du passé), ni un Leader portant un projet d’avenir, ni un Juge légitimé par l’éternité de la Loi, seulement et vulgairement un maître [1].
Les maîtres de l’époque en substance ? On pense aux dirigeants des « GAFA » ; en Bourse, les « technos » ont pris la place des pétroliers. Le public et le privé, le capital, l’enseignement supérieur et la recherche se mobilisent de concert en faveur de la technologie, qui procure aux entreprises et aux États des dispositifs de surveillance, d’influence et de répression sans précédent. Les maîtres de la technique relèguent au second rang les dirigeants politiques : le PDG de Twitter fait taire le maître du monde présumé (le président des États-Unis), et si des gouvernements « enjoignent » aux GAFA de faire la police sur les réseaux sociaux, cela revient à leur déléguer le ci-devant monopole étatique de la contrainte légitime sur leurs propres ressortissants. On inclura néanmoins dans la maîtrise les technocrates de gouvernement et d’administration, au sens classique du terme (la « société de surveillance » à la chinoise est mise en œuvre par l’État).