Tombé en désuétude, le terme réapparait en anglais dans les années 1930, à propos du gouvernement d’entreprise (corporate governance), à l’époque où Ronald Coase [1] se demande « pourquoi y a-t-il des entreprises ? » plutôt que, simplement, des marchés (des contrats), ouvrant la voie aux théories « institutionnalistes » de la firme.
L’entreprise classique est dirigée par ses managers (le gouvernement) sous le contrôle lointain de ses actionnaires (le souverain), suivant un schéma quasi politique. Mais la montée en puissance du pouvoir actionnaire a conduit à mettre en œuvre des dispositifs limitant le pouvoir des managers au profit de l’ensemble des « stakeholders » (les différents acteurs impliqués dans l’entreprise) et tout particulièrement des « shareholders » (les actionnaires). Au-delà des frontières de l’entreprise, la notion de gouvernance va s’étendre à l’organisation des relations entre les grandes firmes et les pouvoirs publics, dans le cadre d’une régulation, en réponse notamment aux problèmes d’environnement, parfois sous forme de « partenariats public-privé ».
La gouvernance désigne désormais un mode de gestion des affaires associant les « parties prenantes », pouvoirs publics et les représentants de la « société civile », à différents échelons territoriaux : gouvernance urbaine, régionale, européenne, mondiale.
Le mot governance a été remis à l’honneur dans les années 1990 par des économistes et politologues anglo-saxons et par certaines institutions internationales (ONU, Banque mondiale, FMI…) pour désigner « l’art ou la manière de gouverner » ; avec deux préoccupations : bien marquer la distinction avec le gouvernement en tant qu’institution ; promouvoir un nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile à tous les niveaux. (Etymologie de « gouvernance », http://ec.europa.eu/governance/docs/doc5_fr.pdf).
À défaut de gouvernement mondial, par delà les relations internationales dans une société des nations, la gouvernance serait la forme spécifique de régulation d’un monde dont le marché est devenu l’englobant.
La gouvernance s’introduit désormais jusque dans les territoires pourtant dotés d’un gouvernement, les Etats-nations, sous des formes diverses : « autorités administratives indépendantes » ; dispositifs de consultation des citoyens de type « enquête publique », sur des projets d’équipements par exemple… Le déploiement de « nouveaux supports d’opinion » (blogs et autres sites communautaires ou citoyens) illustre une autre forme d’irruption de la société civile dans le débat, transgressant les monopoles médiatiques ou politiques d’accès à l’espace public. Dans le monde anglo-saxon ou scandinave, la gouvernance s’assimile de plus en plus au « management public ».
**La gouvernance repose sur les principes suivants
1) L’association (représentation) de la « société civile » à la gestion des affaires.
2) L’universalité et la spécialisation : la gouvernance est plus « universelle » que le gouvernement (elle peut être mise en place à tous les échelons territoriaux, voire sans référence territoriale) ; mais elle est couramment spécialisée thématiquement (groupes ad hoc pour traiter un problème particulier).
À défaut de gouvernance mondiale, celle-ci est en quelque sorte « distribuée » dans différentes institutions : l’ONU et ses différentes organisations spécialisées, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC… ; des groupes de nations (le « G7 »), des « sommets » thématiques, ou encore des institutions informelles tel le Forum économique mondial de Davos…
3) Le pragmatisme : négociation entre parties prenantes, dont la représentation n’est généralement pas fondée sur des principes démocratiques (élection), mais plutôt sur l’expertise, la compétence, l’ « autorité morale »…
4) Le principe de subsidiarité : traiter les problèmes au niveau où ils peuvent être résolus.
5) L’insistance répétée à bien distinguer la gouvernance du gouvernement…
« La dynamique d’une société de marché repose, selon nous, sur cinq principes : la généralisation de la vérité des prix dans le secteur marchand, l’extension de la sphère marchande à des secteurs qui en étaient partiellement ou totalement exclus, la prégnance croissante de la logique marchande dans la construction et la reconnaissance des identités professionnelles, la pénétration de l’imaginaire marchand dans les rapports sociaux, le développement de la logique marchande dans la régulation des biens publics non marchands. » (Zaki Laïdi, in La Gouvernance mondiale, (Conseil d’analyse économique, Documentation française, 2002, p.194).
**Critiques...
La gouvernance serait affectée par ses origines (l’entreprise, l’économie) : elle serait le mode de régulation d’une société de marché à peine corrigée par une éthique, sociale et environnementale.
La gouvernance se situerait donc à mi-chemin entre l’administration des choses et le gouvernement des personnes : « il faut gérer la nation comme une entreprise »... Elle équivaudrait à une sortie du politique, comme en témoigne, entre autres, l’absence de procédures démocratiques, ou d’institutions stables, visibles au sein de l’espace public. Ce « déficit démocratique » se manifeste en particulier dans la substitution de la négociation ou de la « transaction » (le plus souvent entre « experts ») à l’élection au suffrage universel, au débat contradictoire et à la délibération, caractéristiques de la démocratie. En d’autres termes : la substitution d’un gouvernement des experts (souvent intéressés) au gouvernement des élus.
La gouvernance s’inscrirait néanmoins dans un projet proprement politique : l’adaptation des Etats-nations à la globalisation marchande régulée, face aux résistances, sociales, identitaires, politiques, idéologiques, qui font obstacle à la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes. D’un point de vue médiologique, elle bouleverse l’espace-temps du politique : elle substitue l’horizontalité du réseau hors du temps (régulation permanente) à la verticalité de l’action politique territorialisée et temporalisée par les événements ou les échéances électorales : « La gouvernance exprime un nouveau paradigme du pouvoir qui passe moins par une hiérarchie fixe et statique que par des réseaux souples, modulables et fluctuants. » (Zaki Laïdi).
Pour autant, l’exercice de la gouvernance n’a peut-être pas fini de surprendre, et même ceux qui l’ont inventé…
Elle a mis en lumière et en valeur la notion de « société civile » en exposant du coup au grand jour les ambiguïtés qui pèsent sur cette notion et sur la réalité qu’elle désigne, dans les grandes démocraties modernes. Au XVIIe siècle, chez Locke notamment, la société civile n’est rien d’autre que la société sortie de l’état de nature, avant l’institution du pouvoir. Par la suite, le terme a acquis une tout autre signification : regroupant ce qui ne serait « ni privé ni public », elle inclut, au sens large, les entreprises et les associations et, au sens étroit, seulement ces dernières. On distingue alors trois sphères : les institutions politiques, le marché et la « société civile ».
La définition proposée par Habermas (Droit et démocratie, Gallimard, 1991), montre assez la confusion ou a sombré le concept : « La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée. »
On a connu des définitions plus claires, mais l’idée que la gouvernance pourrait paradoxalement favoriser la « politisation » de problèmes sociaux jusqu’ici cantonnés dans la « sphère privé », ne manque ni de sel ni d’intérêt.
Décidément, tout est politique, ou peut le devenir, même la gouvernance…