Mais s’ils prennent de la hauteur, à l’ancienne, et s’inscrivent dans le temps long, c’est moins pour y trouver sagement leur place dans la chronologie, que pour composer leur propre histoire, anachroniquement.
Plusieurs d’entre eux, par ailleurs très différents, peuvent en tout cas se reconnaître dans ce portrait. Le russe Poutine, le chinois Xi JinPing, l’indien Narendra Modi, le turc Recep Erdogan et… le Français Emmanuel Macron, dans un registre un peu tempéré, « à la française ». Le nouveau tsar, le nouvel empereur, le nouveau sultan, voire le nouveau pharaon (Al-Sissi) : ce « nouveau » accolé à une autorité que l’on croyait déchue, voilà qui donne à réfléchir… à l’avertissement de Marx : la première fois comme tragédie, la deuxième fois sous forme de farce ?
Si l’on se réfère aux figures kojéviennes de l’autorité dans leur rapport avec le temps, chacun à sa manière accorde son dû au passé, au présent, à l’avenir et même à l’éternité. Chacun honore le passé et s’inscrit dans son roman national (ou impérial) respectif, présumé « éternel ». Ayant pris du recul, ils se projettent du même élan dans l’avenir (ils ont une « vision ») ; ils s’arrangent néanmoins, parfois rudement, avec les maîtres du monde actuel, dans l’ordre économique et technologique. Du reste, quand on entend flétrir leur comportement on parle couramment d’« anachronisme » – ce que l’un d’entre eux assume positivement sous la formule « et en même temps ». Tous (à l’exception d’Emmanuel Macron mais il vient d’arriver au pouvoir), sont nés dans les années 50, parfaits baby-boomers, mais ce ne sont pas des « pères », plutôt des grand-frères ou des oncles [1] (Xi Jinping est surnommé Xi Dada « tonton XI »). À coup sûr en tout cas, des leaders.
Tous, à cet égard impeccablement « postmodernes », semblent se jouer des catégories politiques habituelles, et ajouter le syncrétisme à l’anachronisme. Ils remplacent systématiquement le « ou » par un « et » : passéiste et moderniste, gauche et droite, visionnaire et gestionnaire, etc. Poutine articule l’empire des tsars et celui des soviets, Romanov et Staline, les popes et la pop. Xi Jinping se rappelle la grandeur de l’Empire tout en restant bon communiste, il entreprend de connecter les routes de la soie avec les autoroutes de l’information. Il actualise Mao : le société chinoise doit marcher sur ses deux jambes (l’agriculture et l’industrie) - aujourd’hui ce serait plutôt le numérique et Confucius. Erdogan emprunte aux ennemis jurés, islamistes et nationalistes, turcs et ottomans, sans perdre de vue le business. En Inde, Narendra Modi, digne fils de Mother India, se veut à la fois nationaliste et hindouiste. En même temps, il entreprend, via l’ONU, de convertir le monde à la pratique du Yoga universel.
Macron ? Voyez déjà le portrait officiel…
N’allez pas pour autant les croire conciliants. Tous savent que la politique reste un combat et agissent en conséquence. Non dépourvus d’idées (ils en auraient même un peu trop, qui se bousculent…), ils ont fait le pari d’en réaliser la synthèse improbable dans le génie prêté à leurs nations respectives et qu’ils entendent incarner. En termes de rhétorique, on dira que chez eux l’ethos et le pathos gouvernent le logos…
Un telle configuration pourrait faire craindre pour la paix du monde. Quand les Turcs abattent (par erreur ?) un avion russe on s’attend à des représailles immédiates d’un Poutine hors de lui ; les Chinois vont-ils tolérer le réveil de l’Inde et les Indiens l’arrogance chinoise ? Mais s’ils ne reculent pas devant le recours à la force, ils ne se montrent par pour le moment belliqueux l’un envers l’autre.
Il est vrai qu’ils ont aussi en commun d’avoir en face, sinon un ennemi, du moins deux puissances qui peut-être n’en font qu’une à leurs yeux : l’une de plus en plus imprévisible mais toujours redoutable – Donald Trump, tellement disruptif qu’il en devient quantique ; et l’autre trop prévisible et tellement peu redoutable qu’on n’en peut faire ni un ami ni un ennemi, tout au plus un marché unique dominé par une nation de rentiers aux bons soins d’une Mutti déprimée…
Au point que la bande des quatre doit se demander ce que le cinquième, le frenchie, est allé faire dans cette galère…