La société égalitaire est fatale aux « gens de qualité » – l’expression est devenue désuète, voire péjorative. L’argent, ce « bien sans qualité » (selon la définition de Georg Simmel), tend à effacer toute autre différenciation sociale, ainsi que les hiérarchies qui incitaient les individus à se montrer « à la hauteur » de statuts et rôles sociaux différenciés ; ou à acquérir les qualités requises si elles faisaient défaut : la fonction, en général, « élevait » son titulaire, pas toujours, certes, mais certainement plus souvent qu’à l’époque des « organigrammes plats », où un mystérieux « savoir-être » (Chief Happiness Officer ?) serait plus important, paraît-il, que le savoir-faire et les compétences…
Du « tous pasteurs » luthérien au XVIe siècle au « tous stars » au XXIe, par la magie du selfie et des vidéos de soi en ligne, en passant par tous citoyen, intellectuel, journaliste (réseaux sociaux), (auto)entrepreneur, créateur… la démocratisation des qualités les plus éminentes semble conduire paradoxalement à l’homme sans qualités (Musil).
On soupçonne ces « tous, tous » de n’être en réalité qu’un tous consommateurs… de contrefaçons de qualités, du parfum à la voiture qui vous rendent irrésistible, en passant par les baskets et les boissons énergisantes qui décuplent vos performances – les panoplies de super-héros ne sont pas réservées aux enfants… Appelés à nous singulariser, nous finissons égalisés par un conformisme d’autant plus ravageur qu’il s’ignore et se proclame même anticonformiste au mépris des lois de la statistique (comment être « tous anticonformiste » ?).
**La technologie n’a rien arrangé, bien au contraire...
Le perfectionnement technique rend superflus les talents requis par un objet plus rudimentaire ; la déperdition est encore plus marquée à l’ère des applis « intelligentes » qui permettent de mener une vie normale sans aptitudes particulières : le GPS vous dispense du sens de l’orientation ou de capacité de lire une carte routière ; la future voiture autonome sera fatale aux « as du volant » – tant mieux, diront certains. Amélioration des objets, dégradation des sujets ?
L’utopie Internet nous promettait de nous rendre, entre autre, plus intelligents, plus cultivés, mieux informés… Vingt ans après, on déchante [1] ; en cause, la notion fatale d’accessibilité qui nous a fait oublier que l’intelligence, comme la mémoire, ne se développe que si l’on s’en sert : mais à quoi bon apprendre puisque tout le savoir du monde est accessible sur Wikipédia… En même temps, un serviteur indiscret (le smartphone) nous rend nous-mêmes à tout moment et partout accessibles : d’où la disparition du « temps libre » au profit du « temps réel », et l’écrasement de la durée requise par toute activité intelligente.
Le dernier homme ne ressemble décidément en rien à l’uomo universale pourvu de toutes les qualités dont rêvaient l’humanisme, la Renaissance et les Lumières…
Tous acteurs, tous stars, mais plus de rôles à jouer. Anybody is nobody.