Internet, aujourd’hui, c’est presque le négatif de l’image idyllique dessinée au tournant du siècle dernier…
Internet devait nous rendre plus libres, plus égaux, plus fraternels ; plus autonomes, mieux informés, plus intelligents ; convertis au libre-échange (libre et gratuit) ; moins agressifs envers les autres et l’environnement… Nous nous découvrons dépendants (addicts), accablés de fake news, de publicités débiles et de bullshit ; l’hégémonie du commerce est aggravée ; la décentralisation radicale et décarbonée promise a débouché sur l’oligopole des GAFA énergivores ; à la place de la démocratie participative annoncée, les invectives sur les réseaux sociaux et les bulles d’opinions étanches… L’empowerment promis à chacun débouche sur les bullshit jobs de l’homme sans qualités… Et pour ce qui est du free speech, gouvernements et GAFA rivalisent de zèle dans la censure. Sans compter les paradoxes du « et en même temps » : enthousiastes (niais) ET déprimés (lucides ?) ; coopératifs, généreux, ET égoïstes narcissiques ; mondialisation (« un seul monde ! ») ET fragmentation extrême (le mouvement Woke, entre autres). Si les machines se révoltent un jour, ce sera sans doute parce les usages imbéciles que nous faisons de leur intelligence (artificielle) les auront excédées.
Oui, mais pourquoi ce retournement ? On évoque la prise de contrôle de l’internet par les GAFA et les sociétés commerciales qui colonisent leurs plateformes ; à juste titre, mais encore ?
Dans la nouvelle économie de l’attention, ce que nous volent les GAFA et ceux qui rodent sur leurs plateformes en quête de proies pour leurs petites affaires, c’est d’abord du temps. Machine à démonter le temps, le numérique est aussi, aux mains des prédateurs, le trou noir du temps libre, du temps pour soi.
Or, le temps n’est pas essentiellement de l’argent, c’est la ressource requise par toute activité intelligente, dans quelque domaine que ce soit ; du temps libre, du loisir [1] , protégé des intrusions du neg-otium, ce qui nie le loisir (l’otium du peuple ?), requis en particulier pour penser : du temps pour généraliser par concept, et plus encore pour parcourir le chemin inverse du discernement
Un tweet n’est pas un « fragment » ou un « aphorisme », ni même une « saillie » ; il ne partage avec ces productions de l’esprit que la brièveté – car il faut du temps, parfois des années, pour produire un aphorisme qui mérite d’être « communiqué » aux autres et à la postérité : « je n’ai pas eu le temps de faire court », s’excuse Pascal…
Pour réfléchir, il faut d’abord s’arrêter de faire autre chose ; et cela, justement, ceux qui opèrent et exploitent les réseaux sociaux ne le supportent pas : la première chose qu’on vous demande quand vous installez une « application » sur vote smartphone, juste après les codes permettant de vous identifier, c’est : « autorisez-vous l’application à vous envoyer des notifications ? ». Si vous avez le malheur de répondre « oui », vous vous abandonnez à la servitude volontaire, vous consentez à votre propre aliénation ; en d’autres termes, vous vous prêtez au casse du siècle et c’est vous qu’on dépouille, puisque c’est vous le « produit » ; en s’appropriant vos données, « ils » s’approprient votre personne, ou du moins sa représentation à leurs yeux : des datas…
Vous leur avez ouvert portes et fenêtres, et comme si ça ne suffisait pas, vous leur avez donné les clés de la maison ; et de l’école : avant de toucher aux questions religieuses, une « laïcité élargie » devrait prohiber, par principe, toute activité ou sollicitation extra-scolaire à l’intérieur de l’enceinte close de l’école.
De tous les dégâts causés par l’abolition des frontières, les « court-circuits » et la substitution du temps réel à la temporalité propre à chaque institution (souvent matérialisée par une horloge), ceux-ci sont sans doute les plus désastreux.
N’espérons pas devenir « plus libres, plus égaux, plus fraternels ; plus autonomes, mieux informés, plus intelligents, moins agressifs envers les autres et l’environnement, etc. » : nous avons renoncé à la ressource indispensable pour espérer parvenir à ce genre de progrès : la durée, arrachée au « temps réel » des importuns de tout poil…
Application pratique : le cas échéant, n’hésitez pas à prendre le temps de réfuter point par point les allégations de ce billet.
Et merci pour votre attention…