En dépit du narcissisme ambiant, l’usage des pronoms « je » et « moi » fait souvent mauvais genre aujourd’hui : les gens bien élevés et même les ados (un baromètre en la matière) ne disent plus « je me sens angoissé », mais « c’est l’angoisse ». Et encore : « c’est la merde » (pour « je suis dans… »), « c’est le pied », « ça déconne », etc.
À vrai dire, personne, même et surtout en Occident, n’a jamais vraiment cru que l’individu est la valeur suprême : l’Amérique est paraît-il une société fondée sur le mythe de l’individu, mais que vaut au juste pour un général de l’US Air Force la vie d’un individu japonais ou irakien ?
Et du reste, jamais peut-être dans l’histoire de l’humanité la vie et l’avis de l’individu n’ont pesé aussi peu dans la marche de nos grandes machines sociales, l’économie, la guerre ou la politique...
L’œuvre de Proust, considérée à tort comme une manifestation clinique de narcissisme, établit l’acte de décès du moi en littérature. Le moi y est enfin dégradé au rang d’instrument affecté à l’exploration de l’Être. Le « je » de Proust est déjà un atman qui s’effiloche dans le brahman : la Recherche pourrait s’intituler Tat Tvam Asi (« tu es ceci ») ; ou encore L’Être et le temps, plus banal. Au passage, il faut rendre hommage au Nouveau roman : peut-être pas de la bonne littérature mais assurément de l’excellente philosophie...