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Catéchisme

Le Christ ne rit pas mais...

par Paul Soriano

30 juillet 2021, modifié le 30 juin 2024

Chronique tirée de la « dispute sur le rire » entre Guillaume de Baskerville et Jorge de Burgos, in Le Nom de la rose d’Umberto Eco, adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud.

Au départ, ce n’est pas l’humour qui est en cause, mais le rire en tant que réaction physiologique incontrôlée, le rire qui fait se tordre. Jorge : « – Le rire ébranle le corps, déforme les linéaments du visage, rend l’homme semblable au singe. – Les singes ne rient pas, le rire est le propre de l’homme, il est le signe de sa rationalité » ne manque pas de répliquer Guillaume.

Reste un petit paradoxe : il y aurait donc de l’animalité dans ce « propre de l’homme » ? On poursuit dans le registre de la physiologie : « Je me demande, dit Guillaume, pourquoi vous êtes tellement contre la pensée que Jésus ait jamais ri. Moi je crois que le rire est une bonne médecine, comme les bains, pour soigner les humeurs et les autres affections du corps, en particulier la mélancolie. » Et Jorge ne dit pas non : « … même l’Église dans sa sagesse a accordé le moment de la fête, du carnaval, de la foire, cette pollution diurne qui décharge les humeurs et entrave d’autres désirs et d’autres ambitions… »

L’homme qui ne rit pas (pas encore) ne manque pas d’humour, et cette « pollution diurne » est un assez bien venue. A l’image du Christ, dont les Évangiles rapportent qu’il pratique volontiers l’humour, ou plutôt l’ironie et, plus généralement différentes figures du discours dont plus d’une fait sourire aux dépens des interlocuteurs, y compris ses disciples. Guillaume : « Quand il invite les pharisiens à jeter la première pierre, quand il demande de qui est l’effigie sur les pièces à payer en tribut, quand il joue sur les mots et dit : “Tu es petrus”, je crois qu’il s’agissait de pointes pour confondre les pécheurs, pour soutenir le courage des siens. Il fait même de l’esprit quand il dit à Caïphe : “C’est toi qui l’as dit.” »

Et les saints ne sont pas en reste, qui maîtrisent l’humour noir au moment où le commun des mortels aurait depuis longtemps cessé de rire : « Mais, susurra Guillaume avec l’air d’un saint, quand Laurent fut placé sur le gril, au bout d’un moment il invita ses bourreaux à le tourner de l’autre côté, en disant qu’ici c’était déjà cuit… »

Jorge précise : « Notre Seigneur Jésus-Christ ne raconta jamais de comédies ni de fables, mais de limpides paraboles seulement qui nous instruisent allégoriquement sur la façon de mériter le paradis, et ainsi soit-il. » Et de même, « les psaumes sont œuvre d’inspiration divine et usent des métaphores pour transmettre la vérité quand les œuvres des poètes païens usent des métaphores pour transmettre le mensonge et dans un but de pur divertissement… »

De fait, l’humour du Christ est le plus souvent métaphorique, comme le sont aussi bien les paraboles (analogiques) que le calembour sur le nom de Pierre. Cela de manière très subtile dans le cas du « Rends à César », par exemple : tellement plus « parlant » qu’un long traité sur les rapports du spirituel et du temporel, dont l’Europe chrétienne ne va pourtant pas faire l’économie.

On notera au passage la vertu pédagogique de cette confrontation implicite du sens propre et du sens figuré (un des traits les plus fréquents de l’ « humour anglais [1] »), beaucoup plus efficace qu’une lourde comparaison explicite, et qui laisse à l’interlocuteur, un peu abasourdi, le soin de tirer lui-même les conséquences, tandis que le public salue l’artiste…

Nos deux compères ne manquent pas de relever le caractère offensif du rire, qui serait comme une décharge de pulsion agressive (la bonne médecine de Guillaume ou la pollution diurne de Jorge). Guillaume : « Souvent le rire sert même à confondre les méchants et à faire briller leur sottise. De saint Maur on raconte que les païens le mirent dans de l’eau bouillante et qu’il se plaignit que le bain était trop froid ; le gouverneur païen trempa sottement sa main dans l’eau pour vérifier, et se brûla. Belle action de ce saint martyr qui ridiculisa les ennemis de la foi. »

Sur quoi Jorge, l’agélaste, ennemi du rire, se fait prendre à ricaner d’incrédulité  ! « Même dans les épisodes que racontent les prédicateurs on trouve beaucoup de contes à dormir debout. Un saint plongé dans l’eau bouillante souffre pour Christ et retient ses cris, il ne joue pas des tours d’enfant aux païens ! » Guillaume, aussitôt, exploite son avantage : « Vous voyez ? dit Guillaume. Cette histoire vous paraît contraire à la raison et vous l’accusez d’être ridicule ! Fût-ce tacitement et en contrôlant vos lèvres, vous êtes en train de rire d’une histoire (…) Vous riez du rire, mais vous riez », fût-ce « en contrôlant vos lèvres » !

Ni l’un ni l’autre disputeur ne semble toutefois s’aviser que l’humour du Christ est pratiquement toujours brandi comme une arme (ironie), pour confondre ses adversaires, ce qui peut surprendre venant du fondateur d’une religion d’amour. Peut-être sa nature divine lui interdit-elle de se prendre lui-même comme cible, comme le ferait volontiers un gentleman pratiquant, outre le double sens, l’auto-dérision ?

Il est vrai que la double nature du Christ, pleinement homme et pleinement Dieu, va nourrir, d’innombrables plaisanteries lourdingues, mais dont quelques-unes touchent involontairement à des questions théologiques.

Guillaume ne l’ignore pas : « Ils ont été légion, ceux qui se sont demandé si Christ a jamais ri. La chose ne m’intéresse pas beaucoup. Je crois qu’il n’a jamais ri car, omniscient comme devait l’être le fils de Dieu, il savait ce que nous ferions nous, les chrétiens… » Admirable intuition : seul un être « borné dans sa nature » ET « infini dans ses vœux », un « dieu tombé qui se souvient des cieux » (Lamartine) peut rire. Omniscient et infaillible, Dieu en est privé – à moins de se faire homme, justement. On notera au passage qu’un Dieu omniscient ne saurait non plus goûter la poésie qui sollicite l’ambiguïté sémantique, et moins encore le suspense du roman policier, puisqu’il connaît le coupable.

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