Comme tous les grands romans, Le Nom de la rose d’Umberto Eco (adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud) est multidimensionnel : un roman policier, historique, métaphysique, médiologique même, où l’abbaye et la bibliothèque en forme de labyrinthe forment le « milieu » d’un débat théologique, concrétisé par un livre, du reste fictif et caché. Ce livre est un hypothétique second volume du traité La Poétique d’Aristote, traitant de la comédie, et donc du rire, objet d’une dispute entre deux moines, Guillaume de Baskerville et Jorge de Burgos.
Tout anachronisme mis à part, Guillaume incarne par avance les Lumières. Il est du reste le professeur ou plutôt le précepteur du moinillon Adsos. Celui-ci, devenu vieux, est le narrateur du roman, qui se souvient… Comme souvent, le héros positif et séduisant (surtout au cinéma, sous les traits de Sean Connery) est finalement moins intéressant que le méchant, Jorge, la force obscure bien que « blanc comme neige », aveugle et néanmoins clairvoyant… Le plus clairvoyant des deux, l’éclairé et l’aveugle, n’est sans doute pas celui qu’on croit…
Ce qu’on retiendra ici, ce sont les effets de l’esprit de dérision sur ce qu’on nommerait aujourd’hui la « culture » et au XIVe siècle, l’Esprit.
Sous le nom d’ironie, l’humour est une arme. C’est-à-dire un instrument asservi à un projet qui, lui, en général, n’a rien de drôle. Par exemple, tuer (symboliquement) l’adversaire, puisque le ridicule tue. Mais c’est une arme que l’on peut aussi bien retourner contre soi, non pour suicider, mais pour tuer en soi ce médiocre ou ce pire qui mérite de l’être, ennemi intérieur, à l’injonction du meilleur. Quand l’arme devient outil de construction de soi.
L’humour peut devenir aussi un instrument de vérité :
« Ici Aristote voit la disposition au rire comme une force positive, qui peut même avoir valeur cognitive, lorsque à travers des énigmes subtiles et des métaphores inattendues, tout en nous montrant les choses différentes de ce qu’elles sont, comme si elle mentait, elle nous oblige en fait à les mieux observer, et nous porte à dire : voilà, il en allait vraiment ainsi, et moi je ne le savais pas. »
À vrai dire, cette vérité-là serait plus spirituelle que « cognitive », et cela Guillaume l’entrevoit, de manière pour ainsi dire pascalienne :
« Jorge avait peur du deuxième livre d’Aristote car celui-ci enseignait peut-être vraiment à déformer la face de toute vérité, afin que nous ne devenions pas les esclaves de nos fantasmes. Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité. »
Du moins aussi longtemps qu’il existe quelque chose comme la vérité.
Car l’instrument de cette « fonction cognitive » n’est pas innocente. La caricature, par exemple, est une simplification du réel, qui grossit le trait, et ce qu’elle peut avoir d’abusif et de péjoratif se retrouve encore dans l’adjectif caricatural qui signifie : « qui fait injure à la vérité ». De nos jours, au contraire, il est implicitement admis que la caricature est plus vraie que le portrait réaliste. Elle est en quelque sorte « essentialiste » en cela qu’elle prétend nous livrer l’essence même du sujet, dissimulée par ses autres attributs accidentels, et qu’elle « démasque »… Le plaisir qu’elle procure, manifesté par le rire, contribue à persuader. Jorge voit donc juste quand il parle d’une rhétorique de la dérision : c’est tellement drôle que ça doit être vrai…
Mais l’arme de la vérité peut se retourner contre elle. Et là, pour le coup, Jorge marque des points, et fort habilement, car il implique Guillaume en tant que clerc (voué à la rhétorique de la conviction), et future victime d’une rhétorique de la dérision :
« Mais si un jour quelqu’un, agitant les paroles du Philosophe [Aristote]… amenait l’art du rire à une forme d’arme subtile, si la rhétorique de la conviction se voyait remplacée par la rhétorique de la dérision, si la topique de la patiente et salvatrice construction des images de la rédemption se voyait remplacée par la topique de l’impatiente démolition et du bouleversement de toutes les images les plus saintes et vulnérables – oh ce jour-là toi aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en déroute ! » Et encore : « Les serviteurs dicteront la loi, nous (mais toi aussi, à ce compte) nous obéirons à la vacance de toute loi… »
**Rire de rien...
Rire de son ennemi, de soi-même, puis rire de tout le monde et enfin rire de rien ? En plein XIVe siècle, Jorge (à moins que ce soit Umberto Eco au XXe) [1] voit bien de quoi il retourne…
Pas plus que le blasphème, la dérision n’est fatale en tant que telle, mais seulement quand elle devient un « art », au lieu d’une « mécanique », c’est-à-dire un instrument en quelque sorte pédagogique, au service d’un enseignement. A ce stade, l’humour devient une arme pour tuer tout le monde, et Guillaume après Jorge, et toute incarnation, sans majuscule, autant dire n’importe qui et n’importe quoi. Sur scène, dans la presse, à la télé, des humoristes professionnels payés pour faire rire, naguère encore « de gauche » ou bien « de droite », ont élargi la cible et tirent désormais tous azimuts. Ou presque.
Et à la fin, quand il n’y a plus rien à tuer qui ne soit déjà mort (en termes houellebecquiens : la possibilité du nihil), ne reste plus que le plaisir brut de se marrer, sans objet particulier. Jorge toujours : « Mais combien d’esprits corrompus comme le tien tireraient de ce livre l’extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme ! »
Rire parce que ça fait du bien. La pollution diurne selon les termes de Jorge s’apparente en effet à une masturbation ou, pour les plus âgés, à une incontinence sénile.
Rire, péter, roter, éjaculer… À notre époque, on ne sait plus que rire. Les armes ne sont plus que de distraction massive (Philippe Murray). Un observateur critique et bien informé mange le morceau : « Rire. Oui, rire. Comme ils riaient avant la tuerie. Comme ils continuent de rire, en voyant une crotte de pigeon se poser sur le costume du président. Rire, parce que les tueurs n’aiment pas qu’on rie. Parce que la première victoire des tueurs serait de nous empêcher de rire. Rire des curés, des imams, des rabbins. Mais aussi des tueurs. Et de la mort elle-même. » (Daniel Schneidermann). Et se torcher avec Charlie ?
Homme de peu de foi, vous avez dit pigeon ? Un ange assurément, et la fiente de l’esprit qui vole.