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Progrès ?

Le clerc, l’intellectuel et le journaliste

Qui t’a fait juge ?

par Paul Soriano

14 février 2018, modifié le 7 septembre 2024

Les commandements de Dieu pour Loi, le Pape fonctionnaire du Tout-puissant comme Juge, et l’Église comme institution : au Moyen Age catholique un « pouvoir spirituel » surplombe les pouvoirs temporels (l’Empereur, les Rois, la noblesse…). Abattu, ce pouvoir a néanmoins laissé une riche postérité.

Dès le XVIe siècle, le « monarque absolu » cumule les quatre formes d’autorité [1], Juge compris ; cela de manière exemplaire dans le cas du Roi d’Angleterre, chef suprême et unique de l’Église anglicane selon l’Acte de suprématie (1534). Et aujourd’hui encore, la question du « pouvoir des juges », couplée avec celle du « pouvoir des médias », témoigne de la pérennité du conflit des autorités spirituelles et temporelles. Lui-même fonctionnaire du Pape, et donc Juge par délégation, le Clerc médiéval est donc à l’origine d’une généalogie, qui aboutit de nos jours à la figure du Journaliste, après avoir transité par celle de l’Intellectuel. En d’autres termes, le Clerc est le Père de l’Intellectuel et le Grand-Père du Journaliste.

Le Journaliste est de facto un Juge dans la mesure où il est habilité à demander des comptes aux (autres) pouvoirs. Tel un juge d’instruction, il enquête, il interroge, opérateur de la « transparence ». Se demander si le « quatrième pouvoir » (les médias) ne serait pas devenu le premier, c’est reconnaître que le Juge détient le pouvoir suprême, et que l’ « irresponsabilité » qu’on lui reproche fait son autorité : il ne répond pas, il pose les questions.

On objectera que le Journaliste n’est ni impartial ni désintéressé, il a ses opinions et travaille en général au service d’une entreprise détenue par un Maître (si bien que le Juge-journaliste sera à son tour jugé par un Comptable, conformément à la Loi de l’audience) ; ses révélations font vendre du papier et surtout captent l’attention, du « temps de cerveau humain disponible ». Mais quelle incarnation mortelle du Juge peut prétendre échapper à tout conflit d’intérêt ?

Est-il un usurpateur, un self-made judge, comme l’était déjà du reste l’Intellectuel – encore que celui-ci puisse se prévaloir de l’onction « académique » administrée par une sorte de pouvoir spirituel laïque ? Qui t’a fait Juge ? Réponse : les dispositifs techniques d’information-communication et les institutions qui les opèrent, les médias. Et pour les politiques, dès lors, « la réussite médiatique vaut pour certificat d’aptitude professionnelle » (Régis Debray).

Mais à l’heure des nouveaux médias sociaux, le pouvoir spirituel se trouve à son tour bousculé par la technologie : dans la médiasphère numérique, tout un chacun accède à un système technique ouvert, l’Internet, qui court-circuite l’appareil industriel détenu par les seules entreprises de médias.

On avait presque oublié que le peuple souverain est lui aussi un Juge, ou tout au moins un « jury » (d’où le « verdict des urnes »), même s’il ne sait plus très bien à quelle Loi se vouer : « Si tu votes avec ton cœur, c’est pour le Brexit. Si tu votes avec ton porte-monnaie, c’est pour rester dans l’UE. Mais si tu votes avec ta tête, tu ne sais pas quoi faire » explique lumineusement un électeur britannique (Le Monde du 24 juin 2017).

Mais le citoyen ne se contente pas de juger en votant, il entend désormais faire l’économie de tout médiateur ou directeur de conscience – on tient peut-être là une définition médiologique du « populisme ». L’Église médiatique se trouve à son tour réformée [2], pour ne pas dire « ubérisée ».

Fin du monopole des médias ? Pas tout à fait car ils résistent, comme toujours les pouvoirs menacés et souvent avec les mêmes arguments. Ils se posent en professionnels légitimes face au « populisme en ligne », son amateurisme, ses dérives et ses fake news , jusqu’à revendiquer la fonction de censeur, euphémisé en « décodeur », contre laquelle ils ont tant lutté pendant leur ascension. Les plus avisés inscrivent la menace dans leurs propres stratégies et font en sorte d’enrôler l’internaute comme producteur supplétif et bénévole d’informations et de commentaires, ou encore d’images saisies avec un smartphone à même le théâtre des opérations. Inversement, les journalistes goûtent à la liberté de ton et aux facilités propres à un univers encore moins guindé que le leur. Les plus audacieux s’émancipent des Maîtres (du capital) en créant leur propre « média en ligne ».

Si bien qu’au hit-parade des sites Internet les plus fréquentés, ce sont encore les médias qui font la course en tête. De manière générale, ils conservent pour l’instant l’administration d’un sacrement essentiel : celui de l’audience, sur le marché disputé de l’attention.

En définitive, la concurrence entre médias, dopée par l’irruption d’un nouvel entrant, le citoyen connecté, expose les politiques à la surenchère permanente. Le Juge et ses avatars siègent en permanence et l’inquisition opère tous azimuts. Pour être juste, il faut reconnaître que certains politiques leur donnent pléthore de grain à moudre…


[2Voir Philippe Guibert, « Tous pasteurs (le nouveau culte de l’info) », Médium 54, janvier-mars 2018.

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