Il y a près de vingt ans, un Américain, David Brooks, inventait le « bobo » (bourgeois bohemian, dans Bobos in Paradise, 2010). Mais les bobos n’existent pas, disent des sociologues ; c’est même le titre d’un ouvrage savant sur la question : poncif, raccourci ignorant la réalité des faits sociaux, rhétorique qui stigmatise ces nouvelles classes moyennes (tiens, elle existent alors ?), ressentiment populiste… Les mêmes brocardaient la « France périphérique » de Guilluy, juste avant que les gilets jaunes ne viennent bruyamment lui donner raison. La preuve du chapeau c’est qu’on le porte, comme dirait Engels ; on en connaît qui devraient le manger… Mais pourquoi diable experts et chercheurs s’obstinent-ils à nier, chiffres à l’appui, l’existence de ce que nous avons sous les yeux ?
Concédons que les bobos ne forment pas une classe sociale. Plutôt un « socio-style », catégorie socialement hétérogène même s’ils bénéficient de revenus assez élevés (plus ou moins) et d’un confortable capital culturel. Telle la vieille gauche caviar, alors ? Pas tout à fait…
On ne vous épargnera pas les clichés mais venons à l’essentiel. Le bobo est une réalité anthropologique : en tout homme/femme de notre temps, il y a un bobo (sans féminin pour le moment, « bobonne » ne convient pas), un bobo qui sommeille et ne demande qu’à s’éveiller. Si vous ne le voyez nulle part, c’est qu’il est partout. Et c’est peut-être le dernier homme.
Le bobo n’est pas un citoyen substantif, c’est un résident, mieux : un résidant. Omniprésent dans ses prises de parole, le mot « citoyen » est toujours un adjectif qualifiant un comportement, une manifestation, un site web, une bouffe, une œuvre… Un citoyen terminal, un post-citoyen ? Le substantif serait-il trop identitaire ? Le bobo n’a pas d’identité, pas d’essence, seulement des attributs (adjectifs). Les prétendues contradictions qui devraient tuer le concept en sont au contraire… l’essentiel : il est « et en même temps », voué à la mixité, hybride, comme les rares automobiles qu’il tolère encore. Même son sexe (on dit « genre ») tend à l’indétermination (trans).
Revenons aux clichés puisqu’ils lui vont si bien. Il habite certains quartiers des métropoles ; son fantasme, c’est l’abolition du périphérique, dans tous les sens du terme ; et qu’est-ce que le périph, sinon un monstrueux rond-point ? Mais il se répand au-delà par « gentrification », qui est son mode de propagation, doux et dur (aux pauvres) à la fois. Il affectionne les usines, mais désaffectées, transformées en galeries et autres « lieux », et il niche dans des lofts. Conformiste et rebelle, aligné et décalé, aussi éloigné que possible de la nature et résolument « bio », ce cadre exerce de préférence des métiers qui communiquent : médias, marketing, showbiz, techno et création tous azimuts – qui communiquent quoi ? Le bonheur d’en être un.
Il pratique volontiers l’auto-dérision, forme subtile de contentement de soi, il adore Woody Allen qui a pourtant la dent dure avec lui. Et Nanni Moretti, qui fait des films pour dire qu’il n’y arrive pas (à faire des films). Et des tas de créatifs dont nous ne connaissons pas le nom, désolé…
Bref : il n’est pas dépourvu de qualités, il les a même toutes, mais « virtuellement ». Virtuel (il est fan du numérique) : tout est dit. Il ne vit pas au présent comme on croit, mais au futur immédiat (« post-moderne ») et se préoccupe néanmoins de l’avenir de sa méga-résidence : la planète. Il peut même apprécier le legs du passé quand celui-ci agrémente son cadre de vie urbain. Déambulant approbatif (Murray), son mépris de la bagnole ne l’empêche pas d’être mobile multi-modal, de la patinette à l’avion transcontinental.
« L’Esprit des villes milite pour des villes inventives, composites, habitables, joyeuses, écologiques, enchanteresses ! Des villes débordant d’esprit, c’est-à-dire d’intelligence collective, de créativité et d’humour . » (L’Esprit des villes, 2014). Des non-villes, en somme. On l’a compris, Bobo s’ébroue dans un monde déréalisé dont Paris-Plage est la concrétisation, si on peut dire.
Et en politique ? Il est correct, mais toujours hybride, et de gauche et de droite. A Paris, il n’a installé la gauche au pouvoir que parce qu’elle lui promettait pleine souveraineté sur la Ville (on a privatisé Paris, d’où la rage des gilets jaunes venus se réapproprier la capitale, on y reviendra). Mais il attendait le Messie pour se déterminer durablement et le Messie est arrivé…
On connaît des bobos nippons, sénégalais, biélorusses ou kosovars. Post- ou transnational, les traits convenus de sa souche d’origine l’écœurent : alors que les bobos de tous les pays se gavent de sushis, le bobo nippon les fuit, au profit de lasagnes végétariennes arrosées d’un saké ouïghour sans alcool.
Et toujours les exceptions françaises. Car seul un Français, à la rigueur un Belge ou un Québécois, peut saisir le génie enfermé dans le tube d’Alain Souchon : « Allo maman bobo ».