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Hommachine

La fabrique du corps

Body building : genitum

par Paul Soriano

2 avril 2018, modifié le 7 septembre 2024

Impossible de définir le corps en tant que tel, toujours pris dans ses relations avec autre chose, l’âme en particulier… Ce qu’on ne peut pas dire, vaut-il mieux alors le montrer ? Ou bien encore se demander à quoi il sert, d’où il vient, comment et par qui il est fabriqué.

Rien de plus évident qu’un corps : ça se voit, s’entend, se sent, se touche. Le définir est moins évident. Dans le dictionnaire [1], l’article « corps » fait 60 000 signes. Trop de signes, c’est mauvais signe, trop de mots pour un si petit mot…

Un corps vivant et animé

Dès les premières lignes on renâcle : « Subst. masc. I.− [Chez les êtres vivants organisés]. Ensemble des parties matérielles constituant l’organisme, siège des fonctions physiologiques et, chez les êtres animés, siège de la vie animale. » Un corps est un corps… vivant et animé. Et voilà que l’âme, pendant opposable au corps, fait déjà une entrée remarquée. Encore en pleines Lumières (1796) un auteur [2] cité à la rescousse avoue sobrement : « […] celui qui voit le corps de l’homme et ses mouvemens, voit l’homme autant qu’il peut être vu, quoique le principe de ses mouvemens, de sa vie et de son intelligence reste caché. »

Un corps qui rend « son » âme disparaît bientôt ; mais comment est-elle chevillée au corps ? La glande pinéale ? Plus généralement, que faire de tous ces « ET », que le corps appelle dès qu’on en prononce le nom : âme, esprit, conscience, ou même tête ou cœur ?

La philosophe adore ce genre d’embarras, tellement qu’il en rajoute : corps objectif, subjectif, phénoménal, corps et conscience (ou volonté, ou caractère…), corps empirique et transcendantal, corps propre, corps-sujet (le tiret à son importance), image du corps, on en passe et de plus abstruses. Nous voilà perdus, corps et biens, et de mauvaise humeur – encore que l’humeur elle-même… Dans ces cas-là, on se tourne vers la religion : le corps est le temple de l’âme – ou bien sa prison ? Et côté science, le corps est une machine. Une sex machine ? Si les jugements esthétiques plébiscitent les justes « proportions », ils divergent quelque peu selon le genre de l’intéressé(e). Et d’aucuns trouvent de l’attrait à certaines disproportions organiques. Côté sexe, justement, où le corps est à la manœuvre, les uns prétendent que ça se passe dans la tête quand d’autres affirment que le corps exulte.

Il faut se faire une raison, le corps est insaisissable [3], toujours par excès ou par défaut ; le dire, c’est toujours trop ou ne pas assez dire. Ce n’est pas une chose, ni même un objet ; disons un objet toujours déjà pris dans ses relations avec d’autres entités non moins fuyantes. Un objet médiologique ?

Ce qu’on ne peut pas dire, on peut toujours le montrer. L’image du corps n’en célèbre pas seulement la beauté extérieure (Vésale est le contemporain de la grande peinture italienne), elle en dessine l’anatomie interne. Le livre de la nature écrit en langage mathématique (Galilée, 1623), est un livre illustré. Mais comme la chair à l’époque est encore opaque, ce sont des cadavres qui avouent les secrets du corps : anatomie signifie dissection.

In utero

À défaut de savoir ce que c’est, on peut utilement interroger ses fonctions. À quoi sert un corps, qu’est-ce que ça fait : bouger, agir, jouir, engendrer ? Ou bien encore : comment est-il fabriqué [4] ?

On dépense des trésors d’ingéniosité pour produire techniquement ce que n’importe quel couple en âge de procréer peut faire à peu de frais, en y prenant du plaisir : faire un enfant ou plutôt l’engendrer (genitum non factum, dit le Credo) ; le produit est périssable mais l’espèce, de génération en génération, entrevoit l’immortalité.

La Fabrique est exposée de manière triviale sur la couverture du livre de Vésale. Retour au dictionnaire : « Utérus, subst. masc. (!) A. - Anat. Organe creux, musculeux, situé dans la cavité pelvienne de la femme, entre la vessie et le rectum et au-dessus du vagin, et où s’effectue la gestation. » Car c’est bien là, entre vessie et rectum, qu’ont été conçus le Christ, Aristote, César, Jeanne d’Arc, Voltaire, Karl Marx, Brigitte Bardot, Marie Curie et le général de Gaulle. Choc des images : L’École d’Athènes (Raphaël) s’origine dans la Fabrica de Vésale. Parmi ces grands hommes et ces femmes admirables [5], un seul, à notre connaissance, est ressuscité dans son corps ; sinon, l’âme ne survit que médiologiquement [6], dans les traces matérielles des œuvres transmises. Les seuls humains qu’on puisse, sans ridicule, qualifier d’immortels sont tous morts.

L’ombilic, pour sa part, est une cicatrice commune aux deux sexes ; le self made man nombriliste n’a pas tort de vénérer cette relique en hommage à toutes les mamans du monde.

Plus loin dans la ligne de l’évolution : le cerveau. Mais s’agit-il bien d’un organe ? On a le droit d’en douter : l’homunculus cérébral (représentation du corps sur le cortex sensori-moteur) est un petit corps difforme dépourvu de cerveau. Le « cerveau dans la cuve [7] » pose assez bien le problème à défaut de le résoudre : jusqu’à quel point un corps maintenu en vie peut-il être dépouillé de ses organes, un à un, sans que l’objet ou plutôt le sujet de l’expérience cesse d’être « soi » ?

Possesseur possédé

On hésite à dire « je suis mon corps », mais tout le monde est convaincu d’en « avoir » un ; le Roi en a même deux. Le corps s’accorde assez bien avec les trois attributs de la propriété, usus, fructus, abusus : en s’en sert ; on en tire profit (le ou la prostitué(e) comme le marchand d’esclaves ou le capitaliste) ; on l’aliène : difficile de s’en séparer mais on fait commerce de ses organes. Le corps serait donc un « bien », encore qu’il lui arrive de faire mal à son propriétaire présumé ; mais là encore, surgit le sophisme : est-ce toi qui souffre ou bien lui ? Contre ce genre de migraine (douleur dans une moitié de la tête), préférez un cachet d’aspirine.

Il peut encore être « possédé », non par un sujet, un amant ou le maître de l’esclave, mais de l’intérieur, par le diable ou l’un de ses acolytes ; en réalité, le diable agit en locataire, ou plutôt en squatter. Faust et d’autres ont montré que l’âme est négociable mais le marché est étroit, le diable seul intéressé ; à Dieu on la rend, point final. Luther accueilles les marchands au temple mais réprouve le commerce des indulgences : vendre son âme à Dieu, c’est un peu too much

Comme toute propriété, le corps ne demande qu’à s’étendre. À l’homme en effet, il manque toujours quelque chose, des ailes pour voler, un œil de lynx, une mémoire d’éléphant, un bonheur sans nuages… D’où les « prothèses » : au sens large, toutes les extensions possibles du corps humain, ses organes, ses sens et même son cerveau. Et si le corps n’était rien d’autre qu’une prothèse du cerveau, justement ? Objection : un corps n’a nul besoin de cerveau.

« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué », devise des animaux prétendus supérieurs, et singulièrement d’homo sapiens. Une amibe, elle, est capable de remplir, sans organes sensoriels ou moteurs spécialisés, des fonctions qui les requièrent chez les animaux soi-disant évolués : elle perçoit, se déplace, calcule, communique et réagit à son environnement, sans autre médiation que chimique. Non seulement sans lunettes ni automobile ni ordinateur, mais sans système nerveux ni cerveau : less is more. Dans cette perspective, l’homme serait condamné à faire usage de prothèses, naturelles et artificielles, pour communiquer, transmettre ou simplement exister. Ces médiations encombrantes, « usines à gaz » fragiles, polluantes et généralement inesthétiques sont de surcroît des sources de nuisances : de la division du travail à des malentendus entre les deux sexes, en passant par la lutte des classes, la politique, les émissions massives de CO2 et la mort. Le plus inventif, diront les ravis ; le plus asservi réplique le sage.

Bien avant Darwin et Heidegger, les Anciens avaient déjà remarqué que l’homme est à tous égards un être-en-manque, doublé d’un être-pour-la-mort. On peut toujours y voir l’origine d’une « supériorité », mais, c’est une opinion humaine, du reste assez morbide. Merci en tout cas à la petite amibe de nous donner enfin une idée de ce qu’est un corps, à proprement parler.

Les prothèses (dernière en date : le smartphone) deviennent tellement intimes qu’on se demande si on les possède ou si on en est possédé. Surtout quand leur utilité présumée s’égare dans le « symbolique » : le chapeau qui protège le crâne de la pluie et du froid devient un « couvre-chef » et fait courber l’échine ou plier le genou devant son porteur. Certes, un vêtement abrite ou masque des imperfections, mais pourquoi diable un corps harmonieux, reste-t-il généralement couvert par beau temps ?

Métonymies et métaphores (le corps politique, par exemple) aggravent encore le dérèglement des sens. De la tête aux pieds, du cœur à l’estomac en passant par les parties honteuses, et tous les symboles associés, le devenir-corps des signes (objet de la médiologie) dégénère en devenir-signe du corps. Le naturel est chassé des fonctions corporelles : nourriture, mobilité, santé, sexualité… On fait mille folies de son corps, ou bien une œuvre d’art, quitte à le mutiler.

Lire la suite : Le corps augmenté


Extrait d’un article paru dans le numéro 55 de Médium, « Le code et la chair », sous le titre « Body building ».


[1CNRTL. Centre national de ressources textuelles et lexicales.https://www.cnrtl.fr/definition/corps

[2Dupuis, citoyen Français, Abrégé de l’origine de tous les cultes.

[3On serait tenté de dire qu’il n’existe pas, mais Bergson objecterait que le corps seul existe (au présent), et c’est justement pourquoi il est insaisissable.

[4De humani corporis fabrica, publié en 1543, tout comme Des révolutions des sphères célestes, de Copernic.

[5Ne pas confondre avec une « grande femme » qui est une femme de haute taille.

[6La médiologie étudie les techniques qui rendent une âme immortelle ; dans cette perspective, le corps est un moyen requis pour produire une œuvre avant qu’elle soit prise en charge par des organes de transmission.

[7Le « paradoxe du cerveau dans une cuve » de Hilary Putnam (Raison, vérité, histoire, éd. de Minuit, 1984) a un objet précis : il s’agit de savoir si ledit cerveau peut encore penser qu’il est un cerveau dans une cuve.

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