Quand le verbe se fait code, affranchi de toute autorité, la vérité ne s’enracine plus, elle pullule, circule (viralité) et coagule (contagion), elle se manipule et se calcule, exposée à d’étranges attracteurs.
L’affaiblissement des autorités s’y conjugue avec le déchaînement de l’expression personnelle sur les réseaux sociaux. Démocratie smartphone : le populisme numérique, de Trump à Macron [sic] » titre un livre de journaliste paru fin 2017…
Wikipédia (une espèce d’ubérisation de l’Encyclopédie) témoigne de manière exemplaire du déclin des autorités dans le domaine du savoir. A fortiori, les réseaux sociaux dans le domaine plus disputé de l’opinion. L’autorité de la parole survit, mais elle opère sous des formes dégradées, d’ailleurs héritées de la vidéosphère : le charisme cède à la notoriété-visibilité ; et la rhétorique de la dérision (…) s’emballe.
Quand une part croissante de notre existence se déroule en milieu numérique, la confusion des rôles est à son comble : tous journalistes à l’heure des médias sociaux. Tout un chacun récepteur-émetteur d’opinions privées émises dans une sphère publique « en ligne » et jugeant de leur véracité, tout un chacun potentiellement, lecteur, auteur, diffuseur et « juge » ou censeur – ne fût-ce que par l’intermédiaire d’un petit bouton like.
Avec la blockchain, chaque usager devient même une espèce de tiers de confiance passif, pour authentifier les transactions effectuées par lui-même et ses pairs (dans le domaine monétaire, la blockchain se substitue à l’institution de la banque centrale).
Par « tout un chacun », il faut entendre non seulement les internautes en chair et en os, mais aussi les robots (chatbots), et les morts : les vérités de tous les temps en tous lieux, dûment mémorisées, sont en libre accès, l’archaïque et le « vient de paraître » sur le même plan d’une temporalité écrasée. Rien ne dure mais rien ne se perd, la mémoire ne lâche rien, les archives prolifèrent. Mais la chronologie a du mal à suivre : du coup, si les vérités d’hier ne valent plus rien, celles d’avant-hier peuvent reprendre des couleurs.
Les institutions du monde ancien ne jouant plus leur rôle (encadrer et délimiter l’expression de la vérité, polariser les opinions), mais les vérités pulvérisées ne le restent pas : elles coagulent sous d’autres formes, polarisées par d’autres attracteurs, notamment ce qu’on appelle des « bulles d’opinion » ou « bulles de filtres ». Aux communautés d’idées se substituent des affinités formatées, choisies ou calculées à votre insu par les algorithmes des réseaux sociaux.
Dans ce médium-milieu socio-technique, les mots, les images, les choses et même les personnes (leur « profil ») et leurs interactions sont numérisés, exposées à toutes les manipulations… En vidéosphère on retouchait des photos ou des enregistrements sonores, au cinéma, on savait « doubler » les acteurs pour leur faire parler une autre langue, mais quand fait parler des chiens ou des chevaux dans les pubs à la télé, quel crédit peut-on encore accorder à celle des hommes dont les lèvres s’agitent sur l’écran ?
En hypersphère numérique on passe du bricolage à l’industrie, le code permet et suscite toutes les forgeries. Avec le copier-coller, la distinction entre l’original (l’authentique, le vrai) et la contrefaçon (fake) s’estompe. La vérité comme la réalité deviennent « virtuelles », c’est-à-dire contingentes : « hyperréalité » (Baudrillard), hypervérité, vérités alternatives…
Les fake news ne sont pas de simples fausses nouvelles isolées, mais des informations fabriquées qui tendent à faire récit, de manière exemplaire dans la fabulation complotiste, d’autant plus crédible qu’elle combine « sans couture » (seamless) la réalité et la fiction, l’histoire et la prospective, et cible des groupes susceptibles de lui accorder foi, de l’enrichir et de la recycler.
Et quand les anciens médias et les nouveaux (Facebook…) prétendent séparer pour nous le vrai du faux, le dicible de l’indicible, ils ne font que renforcer le soupçon, en assumant paradoxalement une censure qu’ils ont tant combattue (les anciens médias) ou ignorée (les nouveaux).
Ce nouveau régime de vérité engendré par le numérique et ses usages affecte évidemment le « monde réel », si tant est qu’on puisse encore le distinguer du virtuel. Vous avez aimé le pluralisme démocratique, le progrès et le sens de l’histoire ? Vous allez adorer le populisme 2.0, les vérités et les récits alternatifs, la marche arrière et les copulations inattendues.
En Italie, une Ligue d’extrême-droite s’accouple un temps avec un mouvement M5S d’extrême-gauche. Aux États-Unis, au grand dam des « vrais » médias et de l’establishment, le bouffon (disent les élites) est fait roi. Au Royaume-Uni, des électeurs ni plus ni moins manipulés que les autres renversent le sens de l’histoire. Dans les deux derniers cas, un pays tiers est mis en cause par l’intermédiaire des réseaux sociaux, en particulier Facebook. – le complotisme n’épargne pas les bien-pensants.
Ailleurs, des politiques combinent modernité technologique, et « archaïsmes » censés leur donner une épaisseur historique. Mais s’ils prennent de la hauteur, à l’ancienne, et s’inscrivent dans le temps long, c’est moins pour y trouver sagement leur place dans la chronologie, que pour composer leur propre histoire, anachroniquement.
Le « rien n’est vrai » serait-il la seule vérité de l’époque, et peut-on alors en conclure que tout est permis, selon la devise « nihiliste » selon Nietzsche ? Outre qu’elle tomberait sous le coup du « paradoxe du menteur crétois », l’assertion s’expose à des objections factuelles : le monde numérique, comme le monde réel qui lui est subordonné, est terriblement contraint : asservi à la technique (et au commerce), soumis aux agressions des empires du mal (eux), mais aussi aux injonctions de l’Empire du Bien (nous), tout aussi « intégriste » que son symétrique.
Le slogan de l’époque serait donc plutôt : « tout est vraisemblable ».
Les infortunes de la vérité nous condamnent-elles aux assauts des délirants de tout poil, auto, schizo, parano, hystéro ? Ou bien encore à la reprise en main par des forces de l’ordre 2.0, comme cela se dessine ici ou là sur la planète ?
Le pire n’est pas certain : il est même possible qu’une forme apaisante de vérité, proprement numérique, prenne la relève. La destitution des maîtres de vérité, et la confusion qui s’ensuivit ne seraient alors qu’un préalable nécessaire à l’érection d’un dispositif épistémologique plus fiable et plus performant. En termes plus simples : au rétablissement de la vérité.
Des algorithmes sont déjà à l’œuvre pour détecter les fake news et les éliminer. Opérant sur le Big data produit par nos transactions, ils peuvent faire bien davantage, dans tous les domaines de la vie sociale. L’intelligence artificielle est capable de recenser les faits de manière exhaustive, de calculer le vrai et formuler le désirable en ignorant les biais émotionnels ou idéologiques qui affectent les humains. Au terme de computations impeccables, elle livrera des conclusions enfin irréfutables.
Certes, machina sapiens pose de redoutables problèmes éthiques, mais c’est précisément le genre de problème qu’elle saura résoudre mieux qu’un comité d’experts humains, trop humains. Dans cette perspective, l’IA se verra soumettre les trois grandes questions du programme kantien : que puis-je connaître ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ?
Quant à la quatrième (qu’est-ce que l’homme ?), on peut déjà deviner la réponse aux accents nietzschéens : l’homme est quelque chose qui a été surmonté.
Chronique précédente : In medio veritas.