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Hommachine

Le devenir-algorithme de l’intellectuel

par Paul Soriano

3 février 2018, modifié le 7 septembre 2024

Héritier des clercs d’Ancien Régime, le scribe prospère dans le monde du livre ; vu à la télévision, il s’abîme, avant de se disperser dans les réseaux sociaux. Avec le robot conversationnel (chatbot), l’intellectuel terminal cède enfin la place au terminal intellectuel.

L’homme, plus rarement la femme, qui écrit des livres dont il espère tirer influence [1]. L’un d’eux, Octave Mirbeau, l’a expliqué en 1895, de la manière la plus claire, bien qu’aujourd’hui terriblement datée :

« Aujourd’hui l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Les idées demeurent et pullulent : semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement. »

L’intellectuel est en général moins à l’aise dans la logosphère. Un grand écrivain n’est pas nécessairement bon orateur et quand il l’est, il souffre d’une fâcheuse tendance à lire son discours, ce que déconseillent les communicants avisés ; même à la radio, ça s’entend et à la télévision c’est pire, sauf à mettre en scène : voix off sur des images appropriées, par exemple. Ce sont du reste les journalistes et les politiques qui se sont appropriés ce remarquable dispositif médiologique logographique qu’on appelle un « prompteur ».

Côté vidéosphère donc, l’impact de la télévision est ambivalent. Elle a permis à certains, doués d’un minimum de charisme ou de télégénie, de trouver de nouvelles ressources d’expression et d’influence. Une gueule, un détail visible (une crinière, le col ouvert d’une chemise blanche) ou audible (un phrasé, voire une petite difficulté d’élocution) pimentent la prestation. Et quand le studio se transporte sur le champ de bataille, l’intellectuel hors les murs s’expose, sous l’œil des caméras, sur le théâtre des opérations.

Mais le médium dénature le message et, du même coup, la fonction. Il requiert en effet d’autres compétences. Un intellectuel « médiatique » en est-il encore vraiment un ? Surtout, il va se trouver confronté à plusieurs concurrents redoutables, de moindre réputation peut-être, mais plus efficaces parce que mieux adaptés au médium : le journaliste, l’expert (plus porté sur les chiffres que sur les lettres), l’ « animateur » et, à la fin, l’humoriste, l’amuseur, version un peu dégénérée du bouffon du roi (Coluche fut un remarquable bouffon du peuple souverain).

On connaît aussi les chanteurs engagés, que les Américains ont su installer dans une niche du showbiz (protest song), récemment couronnée par un prix Nobel de littérature (à moins que ce soit l’inverse ?). Protest speech, protest writing, protest hashtag, la veine n’est pas tarie [2]. Mais de la critique argumentée à l’indignation spontanée, il y a tout de même, d’un médium à l’autre, une certaine perte en ligne.

Le télévangéliste est un autre avatar médiatique intéressant, qui renoue avec les origines religieuses du pouvoir spirituel en mode décentralisé (protestant), et nous rappelle ainsi que l’intellectuel est une personne morale : par-delà le bien et le mal, peut-être, mais pour un plus grand bien.

Dans l’hypersphère numérique enfin, la fonction critique va se trouver démocratisée à l’extrême. La tendance était du reste amorcée dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l’accroissement massif de la population des diplômés, entraînés à rédiger des dissertations sur les sujets les plus divers, de préférence « philosophiques ».

Avec Wikipédia s’impose le savoir des multitudes, avec les médias sociaux, l’expression publique des opinions. Twitter à cet égard est le plus approprié à ce talent bien français du raccourci meurtrier (saillie de Cour, vanne populaire, petite phrase et bon mot) où excellaient nos bretteurs de la pensée.

Il y a deux façons de disparaître : soit dans le néant ; soit, au contraire, dans la
prolifération, en se diluant au point de perdre toute singularité. Sans parler de la (prétendue) baisse du niveau. Après avoir tant régné dans la graphosphère, erré dans la vidéosphère au risque de s’y perdre, l’intello pulvérise enfin dans la numérosphère.

Prochaine et dernière étape : l’intelligence artificielle. Des chatbots, robots
conversationnels, savent déjà émettre des propos qui se tiennent et des tweets assez bien tournés, des discours originaux ou bien des pastiches.

Le devenir-algorithme de l’intellectuel s’accomplit sous nos yeux.


[1Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979. Et du même auteur, i.f. suite et fin, NRF, Gallimard, 2000).

[2Aux États-Unis, c’est encore le showbiz qui produit des frondeurs ; on les a vus récemment faire le job contre Donald Trump, avec le succès que l’on sait.

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