On a commémoré en 2011 le 20e anniversaire de la disparition de Jean Tinguely. Cet artiste plasticien suisse né le 22 mai 1925 à Fribourg et décédé le 30 août 1991 à Berne est surtout connu pour ses « installations » en mouvement qui ne sont pas seulement destinée à être vues car certaines émettent des sons ou même des odeurs tandis que d’autres peuvent être parcourues, habitées pour ainsi dire.
Sa vie avant son oeuvre
La commémoration fut discrète, sauf dans son propre pays à l’initiative de la ville de Bâle où il a passé son enfance, tandis que sa ville natale, Fribourg, s’est abstenue au prétexte un peu retors que Tinguely lui-même n’aurait pas souhaité de célébrations officielles !
Sinon, Bâle et Fribourg se partagent équitablement l’héritage, la première avec un musée signé Mario Botta inauguré en 1996, la seconde avec un Espace établi dans l’ancien hangar de la Société des Tramways devenu entretemps un garage. Pour un artiste cinétique, ces références aux machines de transport sont bienvenues, d’autant que l’aéroport de Bâle-Mulhouse expose de son côté Luminator, une lampe-sculpture métallique construite par l’artiste peu avant sa mort. Démesuré (vingt-quatre mètres de long, cinq tonnes) mais pas totalement inutile puisque « lampe », l’objet ne peut pas être manqué, au 5e étage de cet « aéroport binational à vocation trinationale » précise-t-on sur le site euroairport.com ; ce qui lui vaut un potentiel de quatre millions de visiteurs par an, en comptant les passagers pressés de s’engouffrer dans les drôles de machines volantes ou roulantes. Auparavant, l’œuvre nomade avait été installée et exposée pendant sept ans, selon le vœu de l’artiste, dans le hall des guichets de la gare de Bâle. Rachetée par la Société de Banques Suisses devenue depuis « UBS », experte en machines (financières) insensées mais non désintéressées, elle a enfin été offerte au Musée Tinguely en 2005.
Suisse, Tinguely l’est incontestablement, au sens le plus conventionnel du terme puisque son père Charles était magasinier dans une fabrique de chocolat rachetée par Nestlé (auparavant Peter Cailler Kohler). Sa mère est moins typée, issue d’une famille d’agriculteurs – comme nous tous, à vrai dire. Tout enfant, il réalise ses premières machines avec des roues en bois animées par le cours d’un ruisseau et des boîtes de conserve frappées par un marteau qui sonorisent déjà ces installations forestières. De la graine d’artiste à n’en pas douter, là où un artisan se fût contenté de construire un « coucou ». Il a quinze ans, en 1939, quand il machine une fugue en train pour voler, si l’on peut dire, au secours des Albanais ou des Grecs écrasés par l’artillerie de Mussolini mais la police des frontières le renvoie dans ses foyers. N’est pas Byron qui veut. Plus raisonnablement, il fréquentera la Kunstgewerbeschule, école des arts et métiers de Bâle, où il s’intéresse plus particulièrement aux matériaux (on dit que c’est un professeur de l’école qui attira son attention sur le mouvement comme moyen d’expression artistique) avant d’entreprendre des études de décorateur.
Politiquement, on lui connaît des fréquentations communistes et anarchistes, peu banales en Suisse mais plus accessibles à Bâle, ville refuge ; mais il sera plus durablement influencé par la lecture de Max Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété, encore présent dans sa série Les Philosophes de 1988 (« J’ai voulu faire une galerie de ceux qui m’ont aidé à penser quand j’étais jeune »
Sur le plan artistique, dans les années 1945 à 1950, il s’adonne à la peinture, discipline qu’il n’abandonnera jamais, bien que son penchant pour le mouvement l’ait engagé sur d’autres voies.
Il quitte la Suisse en octobre 1952 pour s’installer en France avec son épouse rencontrée à la Kunstgewerbeschule, d’abord près de Fontainebleau puis à Paris où la galerie Arnaud présente sa première exposition en mai 1954.
La production, 1955-1991
En 1955 il installe son atelier de l’impasse Ronsin où il voisine notamment avec Brancusi. A la même époque, il fait la connaissance de Pontus Hulten [1], d’Yves Klein et de Niki de Saint Phalle [2] qu’il épousera en 1971, formant un vrai couple d’artistes qui font œuvre commune. Dès 1955, il expose aussi à Stockholm (« Relief Méta-mécanique sonore II »). En avril de la même année, il participe avec Duchamp, Pol Bury, Calder, Vasarely à l’exposition « Le Mouvement », première grande manifestation d’art cinétique, à la galerie Denise René à Paris.
Si dans les premières années de la décennie, Tinguely utilise le fil de fer (« Moulins à prières », 1954) et la tôle pour créer des mécaniques abstraites colorées et actionnées par une manivelle, les années cinquante ouvrent la période « méta » avec des tableaux-relief (« Méta-Malevitch »), des méta-mécaniques avec roues, courroies et moteurs, bientôt sonorisées, et les machines à dessiner de « Méta-Matics ». À la fin de la décennie se tiennent l’exposition « Vitesse pure et stabilité monochrome » (Klein peint des disques de couleur que Tinguely anime avec ses moteurs) et l’installation « Cyclomatic » actionnée par deux cyclistes pour réaliser un dessin abstrait (Institute of Contemporary Arts de Londres). À la Biennale de Paris inaugurée par Malraux en 1959 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, il présente une machine produisant des peintures en série.
En 1961, Tinguely et Niki de Saint Phalle fêtent Salvador Dali avec un taureau de plâtre et de plastique qui explose dans les arènes de Figueras. Les années soixante affirment l’audience internationale de l’artiste et la consécration américaine : pour son « Hommage à New-York », un assemblage de ferrailles, roues de vélo et autres objets s’autodétruit dans le jardin du Museum of Modern Art. Aux sculptures colorées, motorisées, agitées et bruyantes qui suscitent tantôt l’effroi et tantôt l’hilarité succèdent, au milieu des sixties, de grandes machines animées (« Eos ») que l’artiste peint en noir pour souligner leur caractère sculptural et « impressionnant ».
Eurêka, grande sculpture-machine motivée par l’exposition nationale suisse à Lausanne de 1964 suggère une évolution vers la stabilité et la pérennité de sa production. Parmi les œuvres élaborées avec Niki de Saint Phalle, on note le « Paradis fantastique » pour le pavillon français de l’exposition universelle de Montréal (1967) où les Nanas bariolées de l’une tranchent avec les sculptures sombres de l’autre [3]. Le pavillon suisse présente par ailleurs le « Requiem pour une feuille morte », sponsorisée par Renault : retour de la roue en bois pour une mécanique habitée par une « feuille morte », métallique.
Le dixième anniversaire du Nouveau Réalisme est célébré par « La Vittoria », énorme phallus qui s’autodétruit lentement, face au Duomo de Milan. Les années 70 voient naître le « Cyclop » de Milly-la-Forêt, sculpture culturelle géante à parcourir, construite en collaboration avec Niki de Saint Phalle et d’autres artistes et remise en don à l’État français en 1987.
Pour l’inauguration du Centre Georges-Pompidou en 1977, Tinguely contribue avec le collectif « Zig et Puce » au montage du « Crocrodrome », installation monumentale en forme de dragon, « pour enfants et adultes ». En 1979, lors d’une exposition à Francfort, surgit le « Klamauk » (tapage, clameur), une sculpture mobile sonore et fumante avec pétards et fusées, montée sur un tracteur ; elle est devenue l’emblème de notre artiste-ferrailleur, présente dans le cortège aux funérailles de Tinguely.
Retour aux « Méta-Harmonies » colorées et sonores dans les années quatre-vingt avec la sculpture promenade « Grosse Méta Maxi-Maxi Utopia » achevée en 1987. « Lola T. 180 » s’inscrit dans la série des autels, hommage à un pilote de course, construit sur deux châssis de voiture de Formule 1. « Mengele-Totentanz » (1986) est un groupe de quatorze sculptures-machines construit avec les débris d’une ferme incendiée qu’il est allé lui-même recueillir, le tout affublé d’un crâne d’hippopotame. Le nom de cette danse macabre, découvert sur les restes d’une machine agricole, est aussi, on le sait, celui du médecin nazi de sinistre mémoire.
Auparavant (1983), on avait inauguré à Paris la Fontaine Stravinsky, autre fruit du travail avec Niki de Saint Phalle : seize sculptures en hommage à l’œuvre du compositeur. En 1988, on inaugure encore une commande de François Mitterrand, la Fontaine de Château-Chinon.
De la première exposition à la galerie parisienne Arnaud (1954) à celle de 1990 à la Galerie Tretiakov à Moscou où il expose le « Retable de l’abondance occidentale et du mercantilisme totalitaire » (une toile précédée par une version « 3D » de 1989), l’œuvre et la notoriété de Tinguely anticipent très tôt une mondialisation encore à venir.
A partir de 1988, dans une ancienne fabrique de verre située entre Fribourg et Lausanne, La Verrerie, Jean Tinguely entreprend la construction du Torpedo Institut. Cet « antimusée » serait aussi la plus grande œuvre conçue par un artiste que le gigantisme n’a jamais effarouché : plus de cent machines et de nombreuses œuvres d’artistes amis, un « Oiseau Amoureux » de huit mètres de haut de Niki de Saint Phalle, des voitures, un avion… Destinée aux happy few pour des visites fort peu confortables organisées dans un espace délibérément obscurci, cette œuvre ultime, synthèse et sommet de son art, sera démantelée : les vivants ont fait en sorte que celui qui ne voulait pas de musée en ait deux, l’un à Bâle et l’autre à Fribourg.
Des machines et des machins
Que retenir aujourd’hui de cette œuvre aujourd’hui un peu oubliée alors qu’elle avait tout pour se faire remarquer ? Passons sur l’inévitable critique précoce de la société de consommation dès le début des Trente Glorieuses, sur l’anticipation de l’écologie (il y a beaucoup de Suisses parmi les précurseurs de l’écologie) ou encore sur la mise en scène de l’absurde, tendance jubilatoire. Tinguely ne sort pas de la cuisse de Vulcain ; il s’inscrit dans une tradition que l’on peut faire remonter au moins à Vinci, jusqu’à Duchamp, Calder ou encore César et ses machines broyées, en passant par l’Italien Bruno Munari, le « nouveau Léonard » aux dires de Picasso.
Sinon, il pratique l’éclectisme tranquille, entre art cinétique ou synesthésique, constructivisme, Nouveau Réalisme, art total, Experiment in Art and Technology revisité par Dada, et quelques autres mouvements auxquels il s’associe sans s’y tenir. Pour chacune de ses initiatives artistiques on pourrait citer un autre créateur plus « significatif », mais aucun sans doute n’a mélangé les genres à ce point, à une telle échelle, avec une telle naïveté ou une telle insolence [4]. Fureur et agressivité, ironie et provocation, mais aussi humour et gaîté : ce Bâlois d’adoption a bien mérité du célèbre carnaval de la ville et le KinderClub du musée bâlois ne dépare pas non plus : une œuvre pour les enfants et les adultes.
Chez lui, l’éclectisme qui compromet peut-être sa notoriété posthume, n’est pas une faiblesse mais plutôt un témoignage de vitalité. Car si ses machines ignorent la productivité, celle de l’artiste est considérable, vertigineuse même si l’on considère de surcroît les machins que produisent certains de ses dispositifs. Éclectisme des matériaux et des objets, des écoles, des disciplines et des genres, alternatives assumées entre le gigantesque et le minuscule, le noir et la couleur, le tragique et le cocasse, hybridations et recyclages [5] ; œuvres qui sollicitent tous les sens, œuvres collectives qui mobilisent, outre d’autres artistes, le public lui-même – et le public comme sujet, invité à actionner les machines pour produire à son tour des « œuvres d’art ».
Tinguely met le réalisme en mouvement, dans tous les sens du terme. Ses œuvres sont mobiles au sens cinétique du terme : elles bougent, tournent, se déplacent, s’agitent, souvent de manière syncopée ; mais aussi en ce sens qu’elles se transforment et se métamorphosent, jusqu’à l’apparence de dématérialisation suggérée par le mouvement. Ses machines intègrent en quelque sorte la panne et la perturbation : à l’engrenage qui assure régularité et précision, Tinguely préfère la roue et la came, cette « chose qui assure une irrégularité à la roue ».
Décorateur ? Le terme serait considéré comme insultant par la plupart des artistes, surtout contemporains. Mais c’est pourtant le métier qui l’a formé et qu’il exerça à plusieurs reprises, il est vrai de manière peu conformiste, dans un grand magasin d’où il est licencié pour indiscipline et manque de ponctualité (voire, dit la légende, pour avoir arraché du mur l’horloge et la pointeuse) ou au théâtre (décors de l’Éloge de la folie, ballet de Roland Petit, en 1966 à Paris) ; et à la fin de sa vie il décore encore le bar… « Le Tinguely » avec des lampes sculptures dans un hôtel de Lausanne, comme il l’avait fait auparavant dans un magasin à Kyoto.
Dans la guerre des sexes, la machine, cette fille née sans mère (Picabia), fonctionnelle sinon utile, s’oppose au machin. De ce point de vue, Tinguely produit plutôt des machins que des machines. Son affection pour l’inutile s’étend jusqu’aux automobiles de course et à ces fontaines qui ne sont guère indispensables à l’ère de l’eau courante à tous les étages : quand un objet technique perd sa fonction d’utilité, il devient un objet de culture et s’engage dans une tout autre forme de médiation. Sans parler des machines qui n’ont d’autre fonction que celle de s’autodétruire, pas seulement « célibataires », mais carrément suicidaires.
Quand le monde se met à ressembler à un machin de Tinguely
Saluons donc cette contribution aux extrémités de la médiologie : la machine pour la machine ou la médiation absolue, affranchie de toute fonction, en quoi il rejoint le « message c’est le médium » de McLuhan. Il y a aussi du Baudrillard chez Tinguely : il doute de l’efficacité des machines et, les rendant imprévisibles, leur prête une vie propre qui déjoue les triviales intentions utilitaires de ceux qui les conçoivent et les utilisent. Saluons plus particulièrement son actualité (médiologique) à l’heure où se déchaînent les machines insensées. C’est dans un quotidien économique (Les Échos) que cette actualité est mise en évidence :
« La situation économique que nous avons sous les yeux en cette rentrée 2011 ressemble étrangement aux sculptures de Jean Tinguely. Ce plasticien suisse est bien connu pour ses machines complexes qui réunissent balanciers, courroies, poids et engrenages dont la mise en mouvement déclenche des réactions en chaîne aux effets insoupçonnables. Dans chacune de ses œuvres maîtresses, comme « Euréka » ou « Méta Maxi-Maxi Utopia », chaque élément a une utilité, mais le sens général nous échappe [6]. »
Voilà peut-être le risque que courrait une œuvre comme celle de notre conquérant de l’inutile : le risque de la banalisation, à l’heure où le monde se mettrait à ressembler à une machine de Tinguely.
Il reste que ses machines sont bien archaïques. Privilégiant la ferraille, elles ignorent l’électronique discrète, la miniaturisation et le silence, le plastique qui plie et le carénage qui dissimule ; elles exhibent au contraire impudiquement leurs entrailles, elles cassent les oreilles, visibles et audibles, ô combien. C’est The Machine as seen at the End of the Mecanichal Age [7] – de Leonardo à Tinguely en somme.
Avant que le médium technique ne devienne « nano », imperceptible, en s’hybridant avec le vivant et son milieu. Mais ceci est une autre histoire.