En gros : l’oracle en logosphère, mektoub (c’était écrit) en graphosphère et « vu à la télé », en vidéosphère. L’ère numérique ouvrirait-elle l’âge de la « post-vérité » ?
La graphosphère, période ouverte par l’invention de l’imprimerie jusqu’à l’avènement de l’audiovisuel, prend la vérité au sérieux ; la philosophie, la théologie, la science emploient une classe d’experts en la matière, les clercs. En dépit de divergences d’opinions au sujet du vrai et du faux, on accorde une belle confiance à « la » vérité pour les départager. Des « sophistes » s’amusent à la défier, mais on ne les prend guère au sérieux.
Du moins jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, quand la notion même de vérité est mise en accusation par ses propres avocats. À la fin du siècle, un intellectuel se doit de prévenir les populations contre une croyance naïve, voire coupable, en « la » vérité, dont chaque occurrence est soumise à une sévère « déconstruction » ; les intéressés ne se rendent peut-être pas toujours compte que leur propre discours – leur vérité sur la réfutation de la vérité – s’y trouve exposé. À l’ère numérique, paradoxalement, c’est le grand public (des réseaux sociaux) qui prend le relais de ces penseurs hypercritiques ! Avec une tout autre efficacité, prouvant que ce sont les canaux de production-circulation de l’information qui font entrer les idées dans la réalité, via la pratique…
De son côté, la science du XXe siècle n’a pas arrangé les choses : relativité, principe d’incertitude de Heisenberg et chat quantique de Schrödinger, vivant en notre absence et mort quand on l’observe. Sans parler de la théorie du chaos et de l’effet papillon, des attracteurs étranges et des fractales, qui semblent introduire des enchantements dans les démonstrations.
En vidéosphère, la vérité n’est déjà plus très assurée, alors même qu’elle reçoit le renfort de l’image et du son enregistrés, éléments décisifs du témoignage, pourtant… Elle cède en quelque sorte la place à l’information, laquelle, en principe, rend compte de l’événement, à moins qu’elle le précède en le faisant. De médium (intermédiaire), les « médias » tendent à devenir milieu, en absorbant ce et ceux qu’ils relient, les gouvernants et les gouvernés, par exemple, dans la « politique spectacle », sur les plateaux de télévision, où les politiques deviennent acteurs, les citoyens spectateurs et les journalistes-animateurs metteurs en scène… Au micro ou face à la caméra, la « communication » en prend à son aise avec la vérité, quand elle ne consiste pas à la dissimuler – ce qui, après tout, n’est pas nouveau (en politique) mais requiert de nouvelles compétences, celles de la crédibilité à la télévision.
En vidéosphère tardive surgit un autre fossoyeur : l’ « humoriste » ; le bouffon, qui exerçait jadis l’autorité de la libre parole défiant des autorités officielles dévoyées ou aveugles, devient l’agent d’une « rhétorique de la dérision » :
Mais si un jour (…) la rhétorique de la conviction se voyait remplacée par la rhétorique de la dérision, (…) – oh ce jour-là toi aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en déroute ! [1]
À l’ère numérique, enfin, la vérité subit traitement de choc. Quand le verbe se fait code, affranchi de toute autorité, la vérité ne s’enracine plus, elle pullule, circule (viralité) et coagule (contagion), elle se manipule et se calcule, exposée à d’étranges attracteurs appelées bulles d’opinion.
En attendant le rétablissement de la vérité « objective », celle des machines et des algorithmes de l’intelligence artificielle ?
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