Le corps ne laisse pas indifférent, tantôt exalté, magnifié, tantôt vilipendé, déploré… La désaffection touche parfois à l’absurde : « Le sentiment de liberté que doit nous donner la mort, quand nous sommes désempêtrés du corps physique. » (Journal de Julien Green, 1936). Il est pourtant exact que les morts, « désempêtrés » du corps, n’en sont que plus agiles à s’immiscer chez les vivants [1]. Le corps en général ou en particulier : beaucoup de gens n’aiment pas leur propre corps et entreprennent de l’améliorer, par la cosmétique, la gymnastique, la chirurgie esthétique et, demain, le génie génétique…
Si le corps est un moyen d’action, au point que pour agir collectivement il faut « faire corps », il est en même temps ressenti comme une limite, un obstacle, une faiblesse, un ennemi. Non seulement mon corps en prend à sa guise à mon insu (l’inconscient c’est le corps ?) mais, comme les choses avec lesquelles il conspire, il semble parfois me trahir. Qui ne s’est senti personnellement offensé par une défaillance, une panne , un fiasco, un lapsus [2], comme si mon corps, mon cerveau et même ma parole me devenaient étrangers, hostiles ? Il faut donc le dompter, le dresser, le purifier de « ses » turpitudes, car il est bien davantage que le docile instrument du péché : on peut demander aux « porcs » de garder leurs mains dans leurs poches, mais pas de contrôler leurs érections.
Surtout, le corps est périssable, et c’est bien ce qu’en définitive on lui reproche. On préfèrerait souvent un corps machine, à la fois plus robuste et plus accommodant, et cela ne date pas d’hier… Quel genre de machine ? Les réponses sont tellement asservies aux techniques de l’époque qu’elles en deviennent suspectes, y compris les plus récentes et les mieux établies, croit-on.
On s’avise tour à tour que les bras et les jambes sont comme des leviers, que la chair est le siège de phénomènes énergétiques et chimiques, que le système nerveux est composé de circuits, que le matériau génétique est « codé », etc. ; et voilà le corps tour à tour assimilé à une mécanique (l’automate), un moteur (énergétique), un ordinateur. Aux dernières nouvelles, le cerveau mou serait un disque dur et le génome un logiciel qui commande l’embryogénèse et tout le reste… Quand on dit de nos jours qu’un homme est un automate, l’analogie ne désigne plus qu’un être asservi à ses pulsions, à ses complexes, ou aux ordres du chef. Nos propres analogies sont digitales (l’automate compulsif, comme l’imbécile ou la crapule, est probablement « bogué ») et auto-réalisatrices : il est plus aisé de produire un robot humanisé si l’homme a été au préalable robotisé.
Certes, les nouvelles technologies mettent l’accent sur le couple matériel-logiciel, en oubliant la chair, ou en la maltraitant, en réel et en vidéo. Mais simultanément, les techniques du corps sont en plein boom : bodybuilding dans tous ses états, des salles de sports aux laboratoires en passant par les blocs opératoires et sans doute demain les usines bio. Des techniques de dressage, maintenance et rafistolage aux technologies de pointe (NBIC [3]) on défie l’obsolescence programmée des corps ; en perspective, une immortalité qui ressemble à la mort, car seule la mort est éternelle. Avec le corps rétif, il faut procéder en somme comme avec un employé incompétent et indiscipliné : on corrige, on forme, on coache ; à défaut, on lui substituera un être, plus docile, moins coûteux et sans états d’âme. Plus performant, tu meurs.
Au-delà de la parure et de la cosmétique, les salles de sport accueillent le travail du corps. Elles ressemblent à des ateliers taylorisés de troisième génération, où les machines et leurs servants sont équipés de compteurs qui mesurent tout, implacablement. Ou bien à des salles de torture, mais la souffrance est librement consentie et même désirée. Un travailleur, de nos jours, refuserait qu’on évalue ainsi ses moindres gestes et performances ; du coup on l’a équipé d’applis qui lui permettent de se mesurer lui-même. Auto-dressage et self-evaluation. Les pointeuses désormais portatives, le jogger en hiver ne sait rien du vieux parc solitaire et glacé, toute son attention est rivée aux petits écrans dont il est équipé. Et si ça ne suffit pas, on offrira son corps au scalpel du chirurgien.
Mais on ne fait ainsi qu’entretenir la machine, on retarde l’entropie, et les motivations sont prosaïques : hygiénisme (garder un corps sain le plus longtemps possible) ; vanité (présenter un beau corps aux autres et à soi-même) ; séduction à visée sexuelle. Sans oublier le business et les activités criminelles que peuvent motiver la maintenance des corps et le commerce des organes prélevés avec ou sans consentement des donneurs.
De plus, ces techniques rudimentaires maltraitent la chair et, visiblement, la chair se rebiffe et se venge. Dans la Silicon Valley, vous croiserez des corps body buildés, tellement travaillés qu’on les dirait déjà artificiels, aussi lisses que des personnages de jeu vidéo ; mais aussi des corps obèses, des corps anorexiques, et des militants véganistes refusant de nourrir leur chair avec celle des animaux ; ou bien des corps voilés dont la chair occulte n’en est que plus désirable.
À trois blocs de là, dans les laboratoires, enjeux et motivations sont tout autres. Les ingénieurs ont repris le chantier abandonné par les prêtres, en se recentrant sur le corps. Mais du côté de l’âme immatérielle, ou de l’intelligence artificielle si vous préférez, vos datas et votre ADN émoustillent déjà les algorithmes.
« Mais s’il existe une chose un milliard de fois plus intelligente que l’humain le plus intelligent, comment l’appelleriez-vous ? » demande un ancien ingénieur chez Google, fondateur de l’Église Way of the Future. Bonne question. La mort dans l’âme, on doit bien convenir que la réponse s’impose.