Car déjà, la simple saisie des « faits réels » requiert des médiations, à commencer par nos propres organes des sens. Parfois, on n’en croit pas ses yeux, ou bien on fait la sourde oreille ; a contrario, on peut être trompé par des illusions sensorielles « criantes de vérité ». La vérité « objective », est toujours subjective, et même quand elle « s’impose », c’est encore à un sujet.
Et ce réel perçu est encore « représenté » : par des mots (un chat est un chat, mais le mot « chat » n’en est pas un) ; ou bien par des chiffres et des équations (« c’est vrai comme 2 et 2 font 4 ») ; ou encore par des images, mais la pipe peinte par Magritte, de manière pourtant assez réaliste, n’en est pas une (vraie) – l’artiste est du reste contraint d’écrire un avertissement : ceci n’est pas une pipe…
Le terme vérité polarise une multitude de synonymes et d’antonymes, dans l’ordre de la connaissance, comme dans celui des sentiments et de la morale ; et, par métonymie, celui qui énonce la vérité est lui-même « vrai », véridique : « je suis la vérité », dit le Christ, selon saint Jean. On connaît la réplique de Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Bonne question : la vérité fait partie de ces notions « évidentes » dont la définition vous plonge dans les pires embarras. Si bien que Pilate, qui fuit les embarras, s’éloigne sans même attendre la réponse. Les discours de vérité sont même des discours sur le discours. « En vérité, je vous le dis… », le serment du témoin au tribunal, le « parler vrai » promis par le politicien, qualifient les paroles qui vont suivre.
La vérité s’inscrit en général dans un processus : l’établissement de la vérité. Kojève dit joliment qu’une vérité est « une erreur corrigée par elle-même ». À cet égard, le temps est son ami-ennemi : son ami parce qu’il faut du temps pour l’établir ; son ennemi parce que le temps de l’établir (ou même simplement de l’énoncer) et la vérité du moment risque de n’être plus vraie, comme le montre bien l’exemple de l’horloge parlante : le temps de dire qu’il est 8 heures, 30 minutes et 15 secondes, et ce n’est déjà plus vrai ; c’est pourquoi on dira plutôt : « au quatrième top il était… », ou bien « au quatrième top, il sera… ». La vérité « à géométrie variable » (vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà) fluctue aussi dans le temps. Curieusement, les vérités scientifiques sont les plus fragiles (réfutables) tandis que les vérités dites éternelles sont indémontrables.
Dans son parcours, la vérité se heurte à des obstacles, très divers : erreur, mensonge, tromperie, ignorance, mystère, secret, artifice, hypocrisie, sophisme et, surtout, à d’autres vérités dites « alternatives ». Or, c’est en affrontant ces obstacles qu’elle prend de la valeur ; à défaut, tautologie, lapalissade, truisme, vulgate, préjugé, et autres vérités premières ne valent pas tripette.
Par quelle vertu agit la vérité ? Pour reprendre les termes de Max Weber, l’autorité qui dit, construit ou garantit le vrai peut mobiliser un « charisme » personnel (le Christ), une tradition particulière (« chez nous, tout le monde sait que… ») ou la raison universelle. D’où au moins trois sortes de vérités : de conviction, de sens commun et de raison. Si la tradition est à l’évidence construite et transmise, le charisme ne l’est pas moins : être le fils de Dieu, avoir fait de longues études, ou « jouir d’une certaine notoriété » vous rend beaucoup plus persuasif « à titre personnel ». Quant à l’usage de la raison (contre les préjugés ou la tradition), il s’inscrit lui-même désormais dans une tradition (celle des Lumières).
Enfin, la vérité implique des médiateurs et des médiations, des « tiers de confiance » et autres maîtres de vérité. En un mot : des autorités.
Pour le philosophe, la vérité surgirait d’un débat intime conclu par un jugement ; du genre « je pense, donc je suis », CQFD. Mais le cogito délivre une vérité déjà composite (donc), rationnelle et factuelle, ou plutôt d’expérience : du fait que je m’éprouve doutant je déduis que je suis. On ne fera pas injure au philosophe en lui opposant d’autres autorités (que son ego) : les prophètes, les Écritures et les Églises, la raison, la science et les savants, la « recherche », les « études », les sondages et les experts, les médias ; les politiques quand ils se risquent à « parler vrai » ; sans oublier le bouffon (du roi) et l’enfant, qui, à l’occasion, font autorité contre les autorités défaillantes…
Des institutions, encadrent et délimitent l’établissement de la vérité, sa conservation et sa propagation. Idéalement, la mission de l’école n’est pas tant d’enseigner la vérité que de former le jugement. Une « banque centrale » est garante de la « vraie » monnaie… D’autres institutions organisent le « débat » qui confronte des opinions en vue de convaincre. Notamment en politique : car bien que celle-ci fasse feu de tout bois (toute divergence d’opinion peut être politisée), les institutions politiques polarisent l’opinion, de manière volontiers binaire : gauche-droite, progressiste-conservateur, majorité-opposition… De manière générale, les institutions refroidissent les passions mais les durcissent en les faisant durer, et les structurent : c’est ainsi qu’un voisin agaçant devient un ennemi héréditaire…
Ainsi contenue et organisée, la pluralité des opinions stimule la recherche de la vérité. On veut en avoir le cœur net, ou bien on espère convaincre les autres, au pire les faire taire. Mais deux circonstances éliminent le débat : soit que la vérité se trouve monopolisée par une unique autorité, soit au contraire que son expression prolifère anarchiquement. Hannah Arendt voyait dans la pluralité la condition première de la politique. Précisons : une pluralité qui se situe quelque part entre l’Un autocrate et la multitude. « La vérité est une, l’erreur est multiple » affirmait Simone de Beauvoir en 1955, s’exprimant comme un pape (infaillible), face aux hérésies ; et d’ajouter, perfide : « Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme »… Nous serions plutôt, de nos jours, dans l’autre cas de figure, la pléthore de vérités…
Quant aux « protestations de vérité », elles sont le signe le plus certain de sa déchéance. « Parler vrai » est l’argument ultime des politiciens quand la parole politique est dévaluée et que monte le « populisme ». Ce parler-là énonce en général des vérités désagréables (sur la situation économique, par exemple) ou bien prend des distances, toujours par « réalisme », avec le programme du parti. Le populisme est précisément cette défiance qui s’attaque aux institutions et à leurs dirigeants, dont on rejette non seulement les décisions et les actes mais aussi les assertions et les éléments de langage, y compris leur « parler vrai ». On ne sera pas surpris de voir néanmoins les plus roués apparatchiks prendre en marche le train de la révolte contre le système : ils ont la « langue fourchue » qui permet le double langage…
À un jeune Jésuite égaré qui lui demandait le chemin de Loyola, une paysanne répondit qu’il n’y arriverait pas. Et pourquoi donc ? Parce que c’est tout droit !
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