Soutenu par la croyance, le crédit, l’argent « laïcise » en quelque sorte toutes les autres croyances subordonnées aux intérêts. « Entrez, nous dit encore Voltaire, dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute… ». Il institue ainsi le nouvel espace public, l’agora des marchands qui renvoie les autres attaches sociales à la sphère privée.
D’un côté la monnaie requiert un tiers de confiance, religieux ou politique. De l’autre, l’argent circule encore mieux quand il est débarrassé de toute référence susceptible d’en ralentir la course.
Comparez l’iconographie de l’euro et du dollar : le premier, à cet égard très en avance sur le second qui proclame tranquillement sa foi, fût-ce de la manière la plus abstraite (« In God We Trust ») et affiche fièrement ses grands hommes (voir Régis Debray, « L’Europe vue de l’euro », Cahiers de médiologie, n°7, 1999).
Ce n’est pas des États-Unis, terre du capitalisme débridé, que nous vient la monnaie parfaitement « laïque », mais de la Vieille Europe... Reste à savoir ce que le dollar peut bien retirer de ses références religieuse et nationale dans ses usage internationaux.
L’euro, cas unique au monde, une monnaie laïque et apolitique, entre les mains d’une institution qui l’est aussi ?
Cette dépolitisation de l’euro empêche les pays membres d’orienter ses cours, de manipuler son taux de change, de l’utiliser, comme le font sans état d’âme les Américains, les Chinois ou les Japonais, en tant qu’ « arme monétaire ». Pas facile de remporter une quand on part au front sans munitions, sans stratégie et sans chef d’état-major.
Source : « L’euro, une monnaie dépolitisée », par Pierre-Antoine Delhommais. Le Monde. 31.10.07.