S’il est difficile de se prononcer sur les « temps qui viennent » c’est sans doute parce qu’il sont largement déterminés par la combinaison de deux facteurs, dont l’un est visible et même spectaculaire (l’emprise de la technique sur le monde et les hommes) et l’autre méconnu, voire occulté, et qui est d’ordre religieux. Quand on évoque un « retour du religieux », on pense toujours à l’islam et à d’autres résurgences de religions bien identifiées, alors que la religion dominante, en Occident et au-delà, ne l’est pas en tant que telle.
Il est vrai qu’il s’agit d’une « religion de la fin de la religion », comme dirait Marcel Gauchet, d’une religion sans curés ni institution ni dogmes avoués, mais qui imprègne néanmoins toute la culture occidentale, en particulier ce qu’il est convenu d’appeler « pop culture ».
S’il faut lui trouver un nom, celui de Gnose, hérésie chrétienne (et pré-chrétienne) aux multiples résurgences historiques, lui convient assez… « Une gnose douce, soft, qui imprègne les comportements et les attitudes de beaucoup de nos contemporains. » (La Croix, 10/04/2013).
À l’origine de toute gnose, il y a une incompréhension et une révolte engendrées par l’existence du mal ici-bas, et la coexistence, en l’homme, d’une âme immortelle et d’un corps périssable, son animalité ; la gnose à proprement parler (un savoir, une « connaissance supérieure ») apporte une explication et promet une issue à ces contradictions… Rejet du monde, œuvre d’un mauvais démiurge, ou rejet du passé et de l’homme ancien (son mauvais démiurge), après quoi, les diverses gnoses divergent quant aux « suites à donner [1] » à ce constat.
Dans les résurgences modernes, depuis le XVIe siècle et la Réforme, le rejet gnostique du passé obscur et la détention d’un savoir qui éclaire (des Lumières au marxisme) est commun à tous les épisodes révolutionnaires : toute révolution assigne à l’homme nouveau, éclairé, la mission de faire advenir lui-même, ici-bas, l’autre monde, le monde meilleur, le meilleur des mondes. Si la religion est l’opium du peuple, la Gnose est celui des intellectuels progressistes.
La nôtre se singularise nettement : le rejet du passé est bien là, exacerbé : défiance des institutions, des autorités et de la loi, rejet des frontières (y compris celles de l’identité), du politique et de l’histoire…) ; mais la révolution n’est plus à l’ordre du jour (elle appartient au passé honni), sinon la « révolution technologique ». Enfin, elle s’inscrit, historiquement, dans un régime d’hégémonie, sous emprise américaine :
« S’il est une religion proprement américaine c’est bien la religion de la technologie » nous dit le médiologue américain Nicholas Carr – surtout, faut-il ajouter, quand elle se combine avec les néo-protestantismes qui fleurissent aux États-Unis, depuis les origines, le business, et l’entertainment, dont le showbiz est le fleuron. Le même Nicholas Carr cite ce propos furieusement gnostique d’un computer scientist :
« Nous sommes le métabolisme qui est le singe en nous, et nous sommes l’intelligence, qui produit les idées et la culture. Et ces deux choses ont co-évolué en s’aidant réciproquement. Mais elles dont fondamentalement différentes. (…) Ce qui est bon chez les humains, ce sont les idées [the idea thing] pas l’animal [the metabolic thing]. »
L’hégémonie mobilise un soft power qui vise lui aussi les esprits et les âmes [2] ; mais ses « armes » sont des productions culturelles, au sens large : des idées, des « valeurs », via l’information et la fiction (littérature, cinéma, séries télé…), le showbiz, et la publicité… En un mot, une « pop culture [3] » qui affecte aussi les comportements, des habitudes alimentaires aux préférences sexuelles, en passant par l’étalage des sentiment et des états d’âme, les groupes de témoignage et de thérapie, un narcissisme qui tourne à la névrose…
La « religion dominante » ne requiert nulle conversion dramatique, nulle profession de foi ; à nouveau, elle est « sans curés ni institutions propres ni dogmes avoués ». Les amateurs de pop music, de séries TV US ou de management à l’américaine, ignorent que le catéchisme est embedded : on se convertit sans même le savoir, les fidèles communient à leur insu. À l’école, en particulier, cette religion invisible échappe totalement à la laïcité militante qui ne vise que les signes religieux ostentatoires [4].
Ainsi, l’une des expressions les plus frappantes du Credo est le « tube » planétaire de John Lennon, Imagine, ou l’ « idéologue » des Beatles lance un vibrant appel à s’affranchir de toute allégeance : no countries, no religion, no heaven… mais le diable, si l’on ose dire, est caché dans le refrain : I hope some day you will join us. Si vous ne voyez pas qui est nous (us) c’est probablement que vous l’avez déjà rejoint (you will join us). Et sinon, vous pouvez aussi bien consulter Bob Dylan – prix Nobel de littérature qui mériterait bien celui de la Paix !
En attendant, les GAFA ayant annexé Hollywood (le produit de cette annexion s’appelle, entre autre, Netflix), le soft-power greffé sur les réseaux numériques diffuse le socialement correct et son prêchi-prêcha virulent 24/24 et 7/7 par tous les canaux (information, fictions, divertissement, publicité…).
Non, décidément, ceci (la technoscience) ne tuera pas cela (le religieux).