Les techniciens de la police scientifique recueillent des traces dont la technologie fait des indices. La scène de crime n’est pas un spectacle, c’est un « document », objet d’une herméneutique rigoureuse. Dans les fictions c’est plus simple : l’assassin c’est l’auteur et le spectateur est son complice. Au théâtre, remplacez le pistolet factice par un vrai et vous comprendrez ce qu’est la « coupure sémiologique ».
Certaines séries télévisées, qui ne sont pas les moins palpitantes, portent principalement sur le travail de la « police scientifique » et multiplient en conséquence les scènes de crimes ou, plus exactement, les scènes de scènes de crime. Le public se trouve ainsi convié à un spectacle dont il est normalement exclu et qui montre des choses qui ne sont pas montrables. Curieusement, la police scientifique et ses travaux sont désignés en anglais par le mot « forensic » qui vient du latin forum et évoque ce qui s’expose publiquement (cf. en français : « médecine légale »).
Le meurtre est par nature spectaculaire, mais son auteur fait tout pour éviter les spectateurs, au point qu’il est parfois conduit à éliminer l’un après l’autre les témoins, puis les témoins du meurtre du témoin et ainsi de suite… Le tueur en série est une bénédiction pour le feuilletoniste.
Que fait la police ?
L’acte accompli, s’ouvre alors la « scène de crime ». C’est un étrange spectacle. L’infortuné héros, bien que mort, fait l’objet de toutes les attentions. Le héros ou plutôt son corps, son cadavre… La séparation est rigoureuse : comme au théâtre (selon les puristes) mais pour d’autres raison, il faut éviter que le réel extérieur « contamine » la scène. La mise en scène est délibérément figée. Autour du mort, les seuls acteurs autorisés sont des techniciens, enquêteurs et police scientifique, avec leurs instruments et leurs méthodes, tous sémiologues et médiologues aguerris : les premiers comptent sur leur flair, les autres savent que ce sont les appareils qui font l’indice (the medium is the message).
La technoscience a fait changer de perspective : on a les moyens de faire parler les choses. À défaut d’aveux spontanés ou de témoin (fiable), à défaut de carte d’identité, de numéro de sécurité sociale, d’image ressemblante saisie par les caméras de surveillance ou de traces olfactives saisies par les chiens policiers (l’arme du crime est dans le lave-vaisselle), à défaut d’assassin revenant docilement sur les lieux du crime : sus aux indices.
La carte d’identité oubliée sur la scène, c’est tellement « gros » que les enquêteurs ne s’y laissent pas prendre. Dommage, elle abonde en signes, toutes catégories confondues : un nom (symbole) et une adresse permettant d’interpeller le coupable, une photo (image ressemblante), date et le lieu de naissance, etc. Et un lien vers différents indices biométriques. Le nom (par exemple, « Chevalier ») peut être significatif, mais il ne renseigne au mieux que sur les ancêtres présumés du sujet. On notera aussi que l’image photographique « argentique » a révélé qu’une image pouvait être indicielle – mais pas la photo numérique ?
Pour n’être pas un mot, le numéro de sécurité sociale est tout aussi arbitraire – « je ne suis pas un numéro » martèle le Prisonnier – mais dénote date et lieu de naissance. Parfaitement discriminant, il désigne presque à coup sûr un individu et un seul, à la différence du nom et de l’image. Régal des ordinateurs et des bases de données qui « représentent » numériquement le corps social. Retenir : ce que le nombre perd en expressivité (entre autre), il le gagne en précision, il est « sans ambigüité ».
L’empreinte, à la différence du numéro de sécu n’est pas conventionnelle ; c’est clairement un indice, elle était déjà digitale, la voilà numérisée : autre base de données…
L’ADN, c’est encore autre chose. En un sens, cet acide au nom impossible ronge la trilogie sémiotique. Indiciel (ô combien « attaché à son référent »), il ressemble pourtant d’une certaine manière au sujet : un clone est un alter ego, au point qu’on ne saurait dire lequel ressemble le plus à l’autre [1]. C’est « l’invisible derrière le visible » :
« Être capable de dessiner le visage d’un individu à partir d’un de ses cheveux. Ce qui pouvait ressembler hier à un fantasme d’enquêteur est en passe de devenir réalité. Le “portrait-robot génétique” se fait sa place dans l’arsenal de la police scientifique [2] ».
Et surtout, l’ADN fonctionne comme un symbole : mieux encore que le nom propre, il est en quelque sorte l’essence du sujet, dont il transcende l’existence (il la précède et lui survit) ; on peut extraire, stocker et utiliser l’ADN d’un mort. On s’en sert notamment pour identifier un géniteur réticent, ou bien pour créer de parfaits synonymes (clones), voire des êtres « imaginaires » que l’on pourra ensuite incarner ou pas.
Faute d’indice discriminant, on se rabattra sur toute trace permettant de réduire l’effectif des suspects : groupe sanguin, mâle ou femelle, il/elle porte des baskets – pointure 44, ce serait plutôt « il », ergo : cherchez la femme – fume des cigarettes d’une certaine marque, etc. Pour des inférences plus sophistiquées, consulter Conan Doyle sous couvert de Sherlock Holmes, personnage imaginaire mais perspicace. Prudence : l’assassin a peut-être disposé des leurres… Un tueur lettré mais imprudent laisse une mystérieuse inscription au rouge à lèvre (à analyser) sur le miroir de la salle de bain : il va falloir interpréter – attention, c’est peut-être encore une fausse piste, encore que ce comportement pervers puisse en dire long sur la personnalité du tueur – convoquez le profiler. On peut aussi, désormais, rechercher des traces de navigation sur Internet…
Moralité : la victime (symbolique) collatérale de toute scène de crime, c’est Charles Sanders Peirce (1839-1914), via sa « trilogie sémiotique » tant rabâchée sans toujours le consulter…
Quoi qu’il en soit, la police « scientifique » porte bien son nom : elle met en œuvre un nombre impressionnant de disciplines, de la balistique au génie génétique en passant par la psychologie, la graphologie, la toxicologie et l’étude des stupéfiants, celle des explosifs, etc. Et, couronnant le tout : une herméneutique fouillée, sous le contrôle étroit de la raison policière : moyens, mobile, opportunité.
Crimes de scène
Toute science ayant une vocation prédictive, on songe à anticiper le crime afin de le prévenir ; ce qui pose, entre autres, d’intéressant problèmes juridiques et philosophiques. Dans cette perspective, l’intelligence artificielle nourrie au Big Data ouvre des pistes prometteuses. Mais ce faisant, l’activité policière rejoint la fiction tout en donnant une consistance existentielle à la notion de meurtrier virtuel. C’est du reste un film (Minority Report de Stephen Spielberg) qui offre une représentation achevée de cette anticipation.
Scène de crime et crime de scène ont des points communs qu’on a relevés : séparation, non contamination ; on a aussi évoqué les paradoxes de la scène de scène de crime dans certaines séries télévisées… De la (vraie) scène de crime on tient toutefois le public écarté ; la police déploie beaucoup d’efforts pour déjouer les médias ; et en jouer aussi, à des fins diverses, notamment pour communiquer avec le meurtrier en cavale ou le « désinformer », le provoquer, pour susciter la réaction qui le trahira. Bref la police s’y entend aussi à brouiller les pistes, par exemple elle appelle un informateur un « indic ».
La fiction nous prive de l’odeur du sang (très caractéristique, paraît-il, mais sans grand intérêt pour l’enquête) et du toucher du cadavre, précieux, lui, pour fixer l’heure du forfait, à moins qu’on ait fourré le corps dans un congélateur. Au théâtre, on pourrait à la rigueur répandre du vrai sang sur la scène, mais cette irruption du réel ferait mauvais signe et mauvais genre aux yeux des puristes. Gardez-vous toutefois de tirer sur le puriste : remplacer le pistolet factice par un vrai peut avoir des conséquences :
Un acteur est tué pour de bon sur la scène avec un vrai pistolet que l’on croyait factice. Après avoir salué la performance de l’artiste (il en fait un peu trop), on s’émeut, on interrompt le spectacle et on appelle la police ? Non, c’est juste le début de la pièce – elle s’intitule d’ailleurs « Scène de crime ». Au fait : le pistolet était réellement factice.
L’art du polar ordinaire consiste à faire échouer longtemps les recherches, ou bien à les orienter sur de fausses pistes. Il y a de ce point de vue une espèce de solidarité entre un auteur et un tueur – en termes juridiques on dirait qu’il se rend coupable d’obstruction à la justice (entrave à l’action exercice de la justice, Code pénal, Livre IV, Titre III, Chapitre IV). C’est le moins qu’on puisse retenir contre lui, car il est au fond, avant tout, l’organisateur du meurtre… Tout aussi troublante est la complicité entre l’assassin traqué et le lecteur.
Parfois, celui-ci est mis dès le début dans la confidence, histoire d’accroître le plaisir pervers de voir les détectives errer. On peut aussi faire en sorte que l’auteur du crime identifié n’en soit pas l’instigateur (enquête à tiroirs). Variante : le meurtre solidaire à tueurs multiples comme dans Le Crime de l’Orient Express. Dans Le meurtre de Roger Ackroyd, ledit meurtre est commis par le narrateur (si vous ne l’avez pas lu, pardon pour le spoil), mais c’est encore une fausse piste : l’assassin de Roger Ackroyd, c’est Agatha Christie, bien entendu. Pour une fois, Poirot s’est planté…
D’où les différents profils d’enquêteurs, de l’indiciel à l’herméneuticien en passant par le psychologique.
Au sommet de son art, un auteur inspiré se fiche de l’enquête ou même du coupable, prétextes à une glose philosophique, politique ou psychanalytique. Scène de crime et théâtre édifiant partagent une exigence : l’éviction du public.