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Nature

Darwin

Le gentleman naturalist

par Paul Soriano

19 mars 2010, modifié le 1er juillet 2024

« Personne, peut-être, n’a autant influencé nos connaissances de la vie sur terre… Sa théorie de l’évolution par la sélection naturelle, qui unifie désormais les sciences de la vie, explique la stupéfiante diversité des diverses formes vivantes (living things) et comment elles se sont parfaitement (exquisitly) adaptées à leur environnements particuliers. »

Cette présentation sur le site darwin-oline montre que le gentleman naturalist (1809-1882) n’a pas volé sa place aux côtés de Newton, dans l’Abbaye de Westminster.

Darwin nous a transmis un legs dont il était lui-même, en partie, l’héritier. Après plus de vingt ans de réflexions (depuis son retour de voyage sur le Beagle en 1836) et une brève esquisse écrite en 1842, il lui faut publier en hâte l’Origine des espèces  [1] , pressé par la concurrence de son rival Alfred Russel Wallace [2] (1823-1913). En consultant le « programme » de l’ouvrage, on constate qu’il n’y est question ni d’ « évolution » ni de l’animal humain, qui fera l’objet d’ouvrages postérieurs, La Filiation de l’homme, 1871 et L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872 où il étendra la notion de sélection naturelle aux faits de culture.

« Comme il naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre ; comme, en conséquence, la lutte pour l’existence se renouvelle à chaque instant, il s’ensuit que tout être qui varie quelque peu que ce soit de façon qui lui est profitable a une plus grande chance de survivre ; cet être est ainsi l’objet d’une sélection naturelle. En vertu du principe si puissant de l’hérédité, toute variété objet de la sélection tendra à propager sa nouvelle forme modifiée. »

Il ne faudrait donc pas attribuer à Darwin ce qui ne lui revient pas. Dire, comme on l’entend trop souvent, qu’il aurait révélé l’animalité de l’homme est absurde. D’Aristote à Saint François, on la soupçonnait un peu : la double rupture creusée par le judéo-christianisme – un abime entre Dieu et la création, un autre entre l’homme et le reste de la création, brise une continuité. Saint François, bon chrétien s’il en fût, pousse à l’extrême le devoir de fraternité, bien au-delà de la cousine bête…

**Darwinisme social ?

Darwin, du reste, introduit de l’humain dans l’animal autant que l’inverse : dès lors que les idées (humaines) sur les animaux sont exprimées avec les mots du langage (humain), on n’échappe pas à l’anthropomorphisme… Homme de son temps et de son Angleterre (concurrence, sélection des plus forts, etc.), il lit Malthus dont les thèses le préparent à envisager la compétition des espèces dans un monde de ressources rares. « C’est la doctrine de Malthus appliquée à tout le règne animal et à tout le règne végétal » prévient-il dans l’introduction de l’Origine. Le postfacier des Mondes darwiniens  [3] définit le darwinisme comme « capitalisme concurrentiel biologique » - la biologie, en somme, obéirait aux lois de l’économie politique. Le « darwinisme social » précède Darwin et oriente son regard sur le vivant : si le darwinisme a si rapidement et si complètement pénétré la société et ses représentations, c’est qu’il s’y trouvait déjà.

À l’époque de Darwin, le darwinisme est plutôt « de gauche » [liberal]. Lors des controverses que suscitent ses thèses, il est soutenu par les progressistes (dont Thomas Huxley, « le bouledogue de Darwin ») contre les conservateurs. Ces derniers auraient pu se sentir confortés par un récit justifiant un situation acquise « tout naturellement ». Mais en ce temps-là, la question religieuse est décisive. Darwin ne heurte pas le sens moral, il scandalise le croyant pour qui l’origine des espèces se trouve exposée ne varietur dans les Écritures. En terres protestantes, de surcroît, c’est la grâce qui sélectionne, pas les œuvres ni la lutte pour la vie.

Adopté par des libéraux affranchis de toute superstition, le darwinisme social sera plus tard systématisé par l’embranchement le plus extrême de la droite mais Darwin ne saurait être tenu pour responsable des placements douteux opérés par ses légataires. Il n’aurait nullement cautionné les interprétation eugénistes (de son cousin Francis Galton) ou racialistes de son œuvre. Il s’explique clairement sur ce point dans le chapitre VII (« Sur les races humaines ») de La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871) :

« Bien que les races humaines existantes diffèrent à bien des égards, couleur, cheveux, forme du crâne, proportions du corps, etc., si l’on considère leur organisation d’ensemble, on découvre qu’elles se ressemblent étroitement par un multitude de caractéristiques. Beaucoup d’entre elles sont de nature tellement négligeable ou tellement singulière, qu’il est extrêmement improbable qu’elles aient pu être acquises indépendamment par des espèces ou races originellement distinctes. »

Les conversations du jeune Darwin avec John Edmonstone, un esclave noir affranchi qui l’initie à l’art de la taxidermie ne sont sans soute pas étrangères à cette attitude. Toute sa vie, Darwin dira son hostilité à l’esclavage (« which I abominated »)… Il affiche au demeurant bien d’autres traits attachants : esprit curieux, travailleur acharné même quand sa santé se dégrade, et néanmoins bon mari (de sa cousine Emma Wedgwood), bon père (de dix enfants), relativement indemne de préjugés sociaux (pour l’époque) ; il ne perdra la foi qu’à la mort de sa fille Annie, en 1851.

**The Theory of Everything

Plutôt que de rabaisser l’homme au niveau de l’animal, le darwinisme et les recherches qu’il a suscitées (y compris la discipline appelée « éthologie ») ont plutôt réhabilité l’animal, fâcheusement réduit à l’état de machine par notre Descartes national, avant qu’un autre de nos compatriotes, La Mettrie en tire dès 1748 la conclusion que l’homme aussi est une machine.

Autre apport majeur : la notion de continuité, qui s’étend désormais en amont et en aval. En amont : elle introduit le darwinisme dans le monde des gènes, tandis que la frontière du vivant recule et se dilue. En aval : les concepts de sélection et d’évolution sont étendus aux productions matérielles (techniques), institutionnelles et culturelles des sociétés humaines. Les frontières ne disparaissent pas, mais elles bougent : passage autant et plus que séparation.

L’une des plus récents bourgeonnements est la « théorie des mèmes » (avec un accent grave, comme dans « gène »). Un mème est « un élément culturel reconnaissable (concept, idée, habitude, attitude, etc.), répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus : la sélection naturelle des idées ? L’orthodoxie de l’extrapolation est garantie par un darwiniste de stricte observance, Richard Dawkins dans Le Gène égoïste [sic], 1976. La 4e de couverture de la traduction française d’une Théorie des mèmes  [4] montre assez comment le démon de l’analogie (un mème ?) fait dérailler la pensée : « Or si l’altruisme, la foi, le langage, l’amour, nous sont commandés de l’extérieur, peut-on encore dire que le Moi existe ? » Va savoir…


Extrait d’un article paru dans Médium 23


[1On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, Londres, novembre 1859.

[2Darwin est de 14 ans son aîné. C’est en 1858, en pleine rédaction de l’Origine qu’il reçoit une lettre du jeune homme traitant de la sélection naturelle. Wallace, toutefois, finira par se convertir au… spiritisme.

[3Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, éd. Syllepse, 2009 : le darwinisme dans tous ses états, 50 auteurs, 1100 pages (l’éditeur a manifestement taillé dans les coûts de relecture, cf. ce « vert de terre », p. 1071, un mutant probablement ?).

[4Susan Blackmore, psychologue, Théorie des mèmes. Pourquoi nous nous imitons les uns les autres (The meme machine, 2000).

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