Avec le progrès technique, il s’individualise, la montre-bracelet se substitue à l’horloge du village avant d’être remplacée par le smartphone. Et l’on se croit plus autonome, quand la synchronisation n’a fait que se perfectionner.
Mais qui bat la mesure, quel maître opère le métronome, à l’image de l’hortator romain, chef des rameurs de la trirème ou du chef d’orchestre dont la baguette marque les temps, et fustige à l’occasion le rebelle ou le distrait qui passe la mesure ?
A vrai dire, l’efficacité du rythme réside plutôt dans le fait que tout un chacun, une fois possédé par le rythme, en devient à son tour le propagateur. La communication du mouvement est plus directe et plus sûre que celle des idées, la synchronisation plus économique et plus robuste que le laborieux consensus, la conversion religieuse ou la démocratie participative.
Certaines institutions, l’armée, l’école (à l’ancienne), l’entreprise (avant la révolution numérique), optent pour la discipline et la cadence explicite. Elles sanctionnent les retards, car être en retard, ce n’est pas seulement moins produire, c’est surtout mettre en péril le juste-à-temps du tous-ensemble. Précision oblige, le chronomètre s’introduit dans l’atelier. D’autres institutions, plus subtiles, trouvent dans la technique le moyen de perfectionner le métronome tout en le rendant invisible, se conformant aux rythmes « naturels » ou à la contingence des événements. Les médias, par exemple, rendraient compte docilement des événements. Mais dans la vidéosphère, par exemple, l’événement c’est d’abord le 20H, et le rythme des médias s’introduit dans la famille ou le politique, entre autres. Les médias synchronisent… avant d’être à leur tour synchronisés par les médias sociaux et de passer à l’information en continu.
Un réalisateur de France Télévisions [1] explique comment il « adapte » le rythme du Tour de France : « En vélo comme en musique, parfois le rythme est très lent, alors je fais des fondus enchaînés, et ensuite ça s’agite et on fait des raccords “cut” ». Et du coup : « Le cyclisme est un sport où il n’y a pas de temps morts » [sic]. On aimerait que d’autres réalisateurs nous expliquent comment ils éliminent les « temps morts » de la vie politique, intellectuelle ou artistique.
L’influence d’une institution se mesure à sa capacité de propager ses rythmes propres au-delà de son enceinte : dans les murs, hors les murs, sans murs (sans frontières), au risque d’entrer en conflit avec les autres. Si les rythmes scolaires font polémiques, c’est qu’ils affectent ceux de la famille. En peu de temps, Twitter a perturbé les rythmes de la politique, notamment lorsque Donald Trump en a fait un instrument de son offensive contre les médias traditionnels. Et ces derniers, confrontés aux médias sociaux ont été contraints de changer de rythme, et de se plier aux exigences de « l’information en continu ». Le MEDEF critique les rythmes lents de l’administration, comparés à ceux de l’entreprise, accélérés et individualisés par la révolution numérique : l’entreprise en effet s’est affranche du modèle de la caserne, la pointeuse a été remisée, mais PC, smartphones et tablettes autorisent télétravail et horaires variables, qui font la nique aux 35H tout en s’introduisant dans les rythmes familiaux subrepticement perturbés.
Car la technologie, change tout. Le smartphone, téléphone « cellulaire » (sic) est animé par un processeur qui pulse à très haute fréquence, son « horloge interne » bat la mesure de nos existences numériques. Les métronomes électroniques (7/7, 24/24) ignorent les rythmes naturels, mais il sont aussi capables de secourir les rythmes biologiques défaillants (pacemaker).
Après s’être substitué à la prière quotidienne, la lecture du journal cède à son tour aux « notifications » du smartphone. Car se connecter, c’est encore se mettre au pas, ou au trépignement. Le fameux algorithme de Facebook permet de moduler le newsfeed et par là-même le comportement de ses usagers et leur représentation de la société, qu’il normalise à sa manière.
Ceci (le processeur) tuera cela (la montre qui a tué l’horloge).
A l’échelle humaine, la synchronisation numérique est vécue comme une dissolution des rythmes (naturels, sociaux, institutionnels…), nous livrant à une existence erratique, hystérique… en continu. Mais ce désordre apparent est parfaitement asservi à la technique sous-jacente, laquelle est parfaitement ordonnée à la motivation commerciale des opérateurs.
L’ordre et le désordre ne sont pas deux dangers qui menacent le monde (Valéry), c’est la même chose : la disparition du rythme proprement humain, du rythme imparfait (Valéry, du reste, réfute la définition du rythme par la seule périodicité) qui s’affranchit du métronome.
À contrario, avec la musique « techno », une forme de culture se met explicitement au rythme de la technique et en révèle, dans un ordre parfait, la pulsion cachée.